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CONTRE LA BINARITÉ : la pensée du continuum comme forme de transgression dans l’écriture de Marguerite Yourcenar

Abdoulaye DIOUF
(Université du Québec à Montréal)

Présentée comme une auteure « classique » fortement trempée dans la morale, figure de l’humanisme et de la pensée universelle, Marguerite Yourcenar n’en est pas moins une écrivaine non conformiste. Son écriture complexe, en ce qu’elle refuse les étanchéités infranchissables, récuse les dichotomies tranchées et décloisonne les lignes de partage essentialistes, privilégie la pensée du continuum qui contribue de ce point de vue à diluer cette première image qui est donnée d’elle. Cette même écriture s’illustre aussi à reformuler les catégories pour en proposer une réinterprétation qui théorise de nouveaux paradigmes sur la mesure de la rupture et la dimension de la transgression desquels il faut s’entendre, comme sur le sens et la portée qu’elle propose. Quand on sait que cette dernière forme de pensée déconstructionniste est caractéristique de ce que la pensée contemporaine reconnaît comme une certaine forme de « modernité », à rebours de l’esthétique classique qui s’est illustrée dans les oppositions binaires, on devrait alors penser son écriture de façon moins monolithique et plus nuancée. Cela revient, pour le dire autrement, à subodorer les notions de « pluralité » et de « souplesse » dans le sens d’une démarche qui rejette les particularismes, les systématisations et les étiquettes. C’est le dessein que se propose cet article qui entend explorer diverses formes de transgressions des limites et des oppositions duelles dans des romans de Marguerite Yourcenar. On s’apercevra alors, sous cet angle[1], de la part de modernité dans l’écriture yourcenarienne, si tant est que, comme le dit Henri Meschonnic, la modernité se définit à travers son sens de l’abolition des oppositions :
La modernité [est] l’abolition de l’opposition entre l’ancien et le nouveau[2]. C’est pourquoi il importe d’y préserver le recours à la pluralité. Toute réduction de la pluralité au dualisme fait retomber dans le sens le plus pauvre, et le plus ancien, du moderne. Fait parler du moderne en termes archaïque[3].
Dans mon analyse, je ferai souvent un croisement des textes fictifs avec le corpus théorique élaboré spontanément – c’est-à-dire sans l’intention formulée d’une théorisation savante, formelle et formalisée – par l’auteure qui, à l’envers de la déflation de l’expression marginale, nous a laissé un abondant paratexte. Il s’agit donc, secondairement, de voir ici comment les personnages principaux sont très souvent porteurs de la vision du monde de l’auteure Marguerite Yourcenar. Pour y arriver, je m’intéresserai d’abord au refus du déterminisme biologique dont le corollaire est l’instabilité de la notion d’identité et la subversion des catégories d’espèce et de genre, ensuite aux transgressions sexuelles qui installent ce qu’Andrea Hynynen appelle une « fluidité antinormative [4]» et enfin à la nouvelle forme d’humanisme qui en résulte comme l’expression d’une autre vision yourcenarienne du monde.

I- Le refus du déterminisme biologique

Derrière le style soigné qui caractérise l’écriture yourcenarienne, le décorum du langage et le statut hiératique qui lui est conféré, il y a très souvent un art de la provocation et de l’audace dont la finalité est de mettre en question l’ancrage de certains lieux communs. Le refus du déterminisme biologique chez Marguerite Yourcenar me paraît illustratif en ce sens qu’il permet la négation de toute idée de continuité humaine. Le principe repose sur le déni de l’identité dont le caractère spécifiquement essentialiste est fortement récusé chez elle, et plus globalement sur toute idée de confinement dans des schémas de classification. C’est tout le projet d’Hadrien qui, en tant qu’empereur, disposant donc de toutes les possibilités de perpétuer le modèle de reproduction biologique du système politique, ne s’est pourtant pas donné la peine d’engendrer un fils qui l’eût continué. C’est parce que pour lui
Ce n’est point par le sang que s’établit d’ailleurs la véritable continuité humaine : César est l’héritier direct d’Alexandre, et non le frêle enfant né à une princesse perse dans une citadelle d’Asie ; et Épaminondas mourant sans postérité se vantait à bon droit d’avoir pour filles ses victoires. La plupart des hommes qui comptent dans l’histoire ont des rejetons médiocres, ou pires que tels […] (OR, p. 483-484)
Même les autres personnages de Marguerite Yourcenar qui ont eu à procréer ont fini par abandonner leurs fils, rompant ainsi, de manière symbolique, toute forme d’identité biologique avec eux : Alexis renonce à son fils Daniel « comme s’il était l’enfant d’un autre » (OR, p. 69) et Nathanaël, en quittant le Quai Vert, « rompit les lattes du berceau qu’il avait fabriqué pour Lazare [son fils avec Saraï] » (OR, p. 984). Dans L’Œuvre au noir, c’est à travers le motif paratopique[5] de la bâtardise de Zénon que se produit cette négation de l’identité sui generis. En plus, il y a un effet de valorisation de cette identité parasitaire à travers l’analogie du destin du héros avec celui d’un personnage historique réel – Érasme de Rotterdam – en dehors des qualités intellectuelles qui lui sont attachées (philosophe, alchimiste, médecin).
Mieux, toute tentative d’explication des éléments du récit par le recours à la composante biologique est vite frappée de discrédit. C’est le cas dans l’énoncé ci-dessous extrait d’Un homme obscur qui fait allusion au déterminisme biologique pour expliquer la fuite de Nathanaël :
Dans les premiers moments, on l’avait cru mort. Mais bientôt, n’ayant retrouvé ni son corps, ni ses vêtements, on s’était dit qu’il s’était peut-être embarqué. Les Adriansen avaient ça dans le sang[6]. (OR, p. 963-964)
Cependant, le fait que le point de vue est attribué à un narrateur anonyme (valeur indicative de l’indéfini « on »), en lieu et place d’être entièrement assumé par un personnage identifié, permet de lui enlever toute légitimité. Sous cet angle, l’énoncé reste figé, sans aucune valence factuelle, dans le simple statut de rumeur.
Et si, dans la préface du Coup de grâce, Marguerite Yourcenar reproblématise la notion de « noblesse », c’est également pour montrer le caractère « factice » de ce qu’elle appelle « l’idéal de noblesse de sang ». Dans l’opposition farouche aux théories en vogue qu’on lui connaît, elle en donne la définition suivante qui l’éloigne de toute relation déterministe (sociale, biologique, etc.); le contraire lui paraîtrait d’ailleurs paradoxal  dans un roman où il est question de trois personnages qui appartiennent à « une caste privilégiée dont ils sont les derniers représentants » :
Je sais que je m’inscris contre la mode si j’ajoute qu’une des raisons qui m’a fait choisir d’écrire Le Coup de grâce est l’intrinsèque noblesse de ses personnages. Il faut s’entendre sur le sens de ce mot, qui signifie pour moi absence totale de calculs intéressés. (OR, p. 82-83)
La noblesse perd ainsi sa valeur d’idéal de sang et acquiert la valeur morale de « dignité » qui n’est pas « d’origine sociale » (OR, p. 83). À partir de ce moment, le récit peut opérer des déplacements et des redistributions. C’est ainsi qu’Éric von Lhomond, l’un des personnages principaux, peut dénier la « noblesse » à Volkmar et la concéder à Grigori Loew; et la mère de ce dernier, soumise à l’interrogatoire rude d’Éric, répond « avec une certaine noblesse » (OR, p. 141) qui en dit plus sur le sens que Marguerite Yourcenar confère à ce terme. Bien plus, il y a dans ce dernier roman une culture de l’origine mixte, trait qui est d’ailleurs analogique à Conrad - « Balte avec du sang russe » - et à Éric - « Prussien avec du sang balte et français » - (OR, p. 89), comme l’illustration parfaite de l’identité plurielle incarnée par les personnages principaux. Ici, les convictions de Marguerite Yourcenar préfigurent l’approche de l’identité non réduite à une seule appartenance que proposera Amin Maalouf en 1998 dans son ouvrage intitulé Les Identités meurtrières. Dans ce texte, il perçoit cette identité
Comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières[7].
Cependant, il faut préciser, en attendant d’y revenir plus amplement, que la vision de Marguerite Yourcenar, notamment dans son dernier roman, dépasse cette dernière approche qui s’applique bien par contre à ses premiers romans, notamment Alexis, Le Coup de grâce, Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au noir.
Au regard de toutes ces considérations, on ne peut pas manquer de relever un véritable tour de force aux allures de transvaluation, comme du reste Marguerite Yourcenar sait très souvent le faire, qui reformule globalement les notions d’identité et de paternité pour les déconnecter de la consanguinité dont le risque est de figer dans un particularisme statique. Hadrien s’éloigne de plus en plus de ce qui forme son identité biologique en tant que caractère essentiellement sui generis et de toute forme d’ancrage qui peut l’y rattacher. C’est pourquoi, dans la continuité de cette même idée, il fait des livres ses « premières patries » en déplaçant, de la manière suivante, les critères traditionnels de désignation du lieu de naissance : « le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres ». (OR, p. 310). C’est au nom de ce même principe que, dans Un homme obscur, le personnage principal, Nathanaël, refuse toute filiation avec le « gros charpentier jovial » (son père biologique) et la « puritaine épouse » (sa mère biologique) quand il s’est agi pour lui de définir son identité, c’est-à-dire « cette personne qu’il désignait comme étant soi-même » :
Mais, d’abord, qui était cette personne qu’il désignait comme étant soi-même ? D’où sortait-t-elle ? Du gros charpentier jovial des chantiers de l’Amirauté, aimant priser le tabac et distribuer des gifles, et de sa puritaine épouse ? Que non : il avait seulement passé à travers eux. (OR, p. 1035)
En poussant l’audace, il finit par renverser, à l’heure du bilan de sa vie,  le système de parenté qui ne repose plus sur le principe de la consanguinité, mais plutôt sur l’affectivité et le sentimental qui deviennent ainsi les nouveaux liens de fratrie et de cousinage l’unissant au monde animal et végétal. Sous le mode de la symbiose, le dernier personnage romanesque de Marguerite Yourcenar efface toutes les frontières et privilégie la « souplesse » qui recoupe entièrement ma perspective sur la pensée du continuum:
On faussait tout[8], se disait-il, en pensant si peu à la souplesse et aux ressources de l’être humain, si pareil à la plante qui cherche le soleil ou l’eau et se nourrit tant bien que mal des sols où le vent l’a semée. […] Même les âges, les sexes, et jusqu’aux espèces, lui paraissaient plus proches qu’on croit les uns des autres : enfant ou vieillard, homme ou femme, animal ou bipède qui parle et travaille de ses mains, tous communiaient dans l’infortune et la douceur d’exister. (OR, p. 1036)
À partir de ce moment, il entre littéralement en fusion avec les éléments de la nature :
Il ne se sentait pas, comme tant de gens, homme par opposition aux bêtes et aux arbres ; plutôt frère des unes et lointain cousin des autres. (OR, p. 1035)
« Souplesse », « pluralité » et « mobilité » deviennent ainsi des catégories fondamentales dans l’écriture yourcenarienne en ce qu’elles permettent essentiellement de déconstruire les identités, de transcender les appartenances pour favoriser la fluidité. C’est ce qui explique le pluriel qui frappe « les enfances de Zénon » dans L’Œuvre au noir, les « petits Lazares » dans la nouvelle Une belle matinée qui fait suite à Un homme obscur. On sait également que l’empereur Hadrien se définit par « varius multiplex multiformis » dans le deuxième chapitre[9] de Mémoires d’Hadrien et Zénon par « Unus ego et multi in me » (OR, p. 699). Il suffit également d’interroger les essais de Marguerite Yourcenar pour se rendre compte que la transgression des oppositions binaires et de toute forme de catégorisation est un topos de son écriture. Les énoncés ci-dessous extraits de son entretien avec Matthieu Galey en constituent des exemples nets:
J’appartiens à la pâte humaine plutôt qu’à une ou plusieurs familles. Il est presque impossible, dans ce monde en perpétuel état de flux, de distinguer ce qui vient des ancêtres, ce qui vient de l’éducation, de ce qu’on a cueilli dans l’air du temps, ou de ce qui vient d’autres voies plus inexplorées[10].
J’ai plusieurs religions comme j’ai plusieurs patries, si bien qu’en un sens je n’appartiens peut-être à aucune[11].
Je suis contre le particularisme de pays, de religion, d’espèce. Ne comptez pas sur moi pour faire du particularisme de sexe. Je crois qu’une bonne femme vaut un homme bon; qu’une femme intelligente vaut un homme intelligent. C’est une vérité simple[12].
Cette dernière phrase me conduit ainsi à analyser à présent la déconstruction, dans le roman de Marguerite Yourcenar, de la partition sexuelle classique qui divise les êtres humains en deux sexes opposés : le masculin et le féminin.

II- La rupture de la binarité sexuelle

Dans la continuité de l’idée qui refuse toute forme de binarité, Marguerite Yourcenar propose dans ses romans un modèle de réinterprétation qui transgresse les identités sexuelles. Cela se donne à voir d’abord dans les types de personnages qu’elle compose – homosexuel, pédéraste, androgyne, hermaphrodite – et qui rompent avec le principe normatif de l’hétérosexualité sur lequel se fondent plusieurs cultures. Initiée dans Feux ­– une série de poèmes lyriques en prose –, cette subversion de l’hétéronormativité[13] traverse presque toute son œuvre romanesque. Alexis ou le traité du vain combat qui l’inaugure dans cette dernière catégorie de création se présente comme le récit d’un coming-out[14] privé – sa « sortie du placard » se fait sous le mode d’une correspondance adressée à sa femme – où le héros fait l’aveu de son homosexualité. Quand on sait qu’Alexis est aussi hétérosexuel – il est marié à Monique avec qui il a un garçon nommé Daniel – on s’aperçoit dès lors de la « souplesse » avec laquelle Marguerite Yourcenar transcende les frontières entre les deux sexes. Cette diversité des expériences sexuelles, présente aussi chez d’autres personnages yourcenariens, construit la notion de « genre » dans son roman en même temps qu’elle prouve jusqu’où s’y étend le principe de liberté :
Tous deux [Hadrien et Zénon] sensuellement attirés, presque exclusivement, par le corps et le tempérament masculins. Tous deux capables de liaisons et d’amitiés féminines. Hadrien a plus de loisirs pour l’amour que Zénon. (OR, p. 867)
Plus explicitement, Hadrien s’unit avec des patriciennes entre autres femmes en même temps qu’il souscrit au modèle de la pédérastie antique[15] à travers sa liaison avec Antinoüs où il se donne à voir comme l’éraste et son compagnon comme l’éromène. De la même manière, Zénon connaît diverses relations : passades avec de jeunes hommes (Fray Juan, Gerhart, Aleï) et liaisons avec des femmes (Jeannette Fauconnier, Casilda Perez, la captive hongroise, la servante Catherine et la dame de Frösö).
Avec l’attribution de traits féminins à des personnages masculins, Marguerite Yourcenar propose une autre variante de l’ambiguïté sexuelle de ses personnages, contribuant ainsi à brouiller davantage les limites entre les deux sexes. C’est le sens de la douceur, de la timidité et de la faiblesse constitutives de la personnalité d’Alexis de Gera, mais également de la passivité qui distingue Nathanaël[16], même si ces dites caractéristiques sont investies d’un principe positif qui permet à l’un et à l’autre personnage de tenir à distance les fausses valeurs et les préjugés de leurs époques (sur l’homosexualité dans Alexis, sur l’ambition effrénée et le matérialisme démesuré, par exemple, dans Un homme obscur où on présente un Nathanaël sans véritable ambition). Ici, on peut s’apercevoir, d’une part, de la mesure et de la portée de la transgression sexuelle qui est opérée pour être mise au service de la vision du monde de l’auteur. Au-delà du fait que cela confère un sens précis à la subversion et en atténue la gratuité dans le même mouvement, on se rend compte, si besoin en était encore, de la subtilité que cache l’écriture yourcenarienne. En comparant par exemple Zénon et Nathanaël – deux personnages contemporains dans l’esprit de leur auteur – Marguerite Yourcenar en dit plus long sur le caractère efféminé de son dernier personnage qui invite à lire cet aspect autrement :
[…] l’autre [c’est-à-dire Nathanaël], qui en un sens « se laisse vivre », à la fois endurant et indolent jusqu’à la passivité, quasi inculte, mais doué d’une âme limpide et d’un esprit juste qui le détournent, comme d’instinct, du faux et de l’inutile, et mourant jeune sans se plaindre et sans beaucoup s’étonner, comme il a vécu. (OR, p. 1066)
Cependant, il y a lieu de préciser que cette féminisation du personnage n’entame en rien sa masculinité qui est, dans la perspective yourcenarienne, en perpétuelle complémentarité avec le pôle de la féminité. La preuve : Nathanaël avait « goûté la fraternité charnelle que lui apportaient d’autres hommes; [toutefois] il ne s’était pas de ce fait senti moins homme » (OR, p. 1036). Mais c’est très certainement dans le motif de l’androgynie qu’on trouve l’expression la plus complète de ce continuum entre les deux sexes[17]. Cela s’illustre dans Le Coup de grâce par la féminité qui est inversement et fortement cultivée chez un personnage masculin (ainsi Conrad est assimilé à la mollesse, OR, p. 90) et la masculinité chez un personnage féminin (le cas de Sophie dont on vante le courage et les d’attributs masculins, OR, p. 99). C’est sur la base de cette partition qu’Andrea Hynynen, qui s’emploie également à montrer comment le phénomène problématise la notion de « genre » dans le roman yourcenarien, parle dans ces cas précis d’« androgynie masculine » et d’ « androgynie féminine [18]».
Force donc est de constater, de la même manière que la remarque s’est imposée à propos de la désintégration de l’identité biologique, qu’il y a une rupture de toute forme d’étanchéité entre les deux sexes au profit de la pensée du continuum qui permet à Marguerite Yourcenar de privilégier les catégories qui favorisent les transitions, facilitent les migrations et  valorisent la fluidité. La pensée universelle de l’empereur Hadrien le formule en des termes qui préfigurent l’esprit transcendant de Nathanaël :
Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule, appartient à l’espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il échappe même à l’humain. (OR, p. 334)
De ce point de vue, la perspective yourcenarienne recoupe entièrement les réflexions actuelles sur la « théorie queer » qui se donne à voir comme une critique de la norme sexuelle binaire homme/femme. Le genre n’est plus une catégorie liée au sexe biologique, il devient une construction socio-culturelle, un choix que l’individu peut se faire librement. C’est tout le sens de la notion de « performativité du genre[19] » proposée par Judith Butler pour traduire cette absence de prédétermination entre le corps et le sexe biologique. Marguerite Yourcenar le signifie très explicitement en déléguant la voix narrative aux locuteurs-narrateurs d’Un homme obscur et de Mémoires d’Hadrien qui en font distinctivement une question relevant de la « coutume » et non de la « nature » :
La coutume, plus que la nature, lui semblaient marquer les différences que nous établissons entre les rangs, les habitudes et les savoirs acquis dès l’enfance, ou les diverses manières de prier ce qu’on appelle Dieu. (OR, p.  1036)
Le rang, la position, tous nos hasards, restreignent le champ de vison du connaisseur d’hommes : mon esclave a pour m’observer des facilités complètement différentes de celles que j’ai pour l’observer lui-même ; elles sont aussi courtes que les miennes. (OR, p. 303)
Il y a là une dénonciation, aux accents rousseauistes, de la corruption qui a marqué le passage de l’homme de « l’état de nature » - sans classification ni différenciation – à « l’état de société » marqué par ce que Marguerite Yourcenar appelle les « hasards » (le rang, la position, les différences, les habitudes, les savoirs acquis, etc.) C’est d’ailleurs pourquoi Alexis ramène constamment l’homosexualité à la nature et l’identifie à l’innocence et à la candeur; lesquels sentiments lui permettent de vivre l’épisode de sa première expérience sexuelle loin de toute idée de culpabilité (OR, p. 31).
Les résultats auxquels Andrea Hynynen est arrivée au terme de l’analyse de ce qu’elle appelle « la pluralité et la fluidité antinormatives » confirment cette conception ambiguë du sexe chez Marguerite Yourcenar; ce qui contribue d’ailleurs, selon elle, à « présenter une autre image de cette grande dame remarquée pour sa sagesse, son érudition et son classicisme »[20]. Si les différentes transgressions que je viens d’analyser permettent en partie de réévaluer cette image, elles révèlent aussi la complexité d’une écriture qui affectionne les postures paratopiques, postures qui lui permettent également de construire une nouvelle forme d’humanisme comme aboutissement logique d’une pensée qui rejette les oppositions et les classifications.

III- Vers une nouvelle forme d’humanisme

Il faut au préalable s’entendre sur le sens de la notion d’« humanisme » au regard de l’évolution de son traitement dans le roman de Marguerite Yourcenar pour pouvoir voir dans quelle mesure elle m’apparaît comme l’expression d’une vision du monde fortement inspirée de la pensée du continuum. S’il est vrai que son sens classique renvoie à l’exaltation de la dignité et des valeurs de l’homme qui donne libre cours à sa nature, il coïncide alors plus à l’étape d’Alexis ou le traité du vain combat, de Mémoires d’Hadrien et, dans une certaine mesure, de L’Œuvre au noir (je pense dans ce dernier cas surtout à la symbolique de « l’œuvre au blanc » même si Zénon n’est pas une figure humaniste à part entière[21]). En reprenant, pour préciser l’étape à laquelle coïncide Mémoires d’Hadrien, la célèbre phrase tirée d’un volume de la correspondance de Flaubert,  Marguerite Yourcenar montre encore comment l’idéal humaniste classique reste une préoccupation de son empereur Hadrien : « Les dieux n’étant plus, et le christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » (OR, p. 519) Cet homme-là qui considère la logique comme l’arme de la raison humaine – position traditionnelle de l’humaniste selon Marguerite Yourcenar –, est celui qui devient à la fois « constructeur », « ordonnateur » et « ordinateur » (EM, p. 543-544) :
Ces années furent celles où, cherchant dans le passé un modèle resté imitable, j’imaginais comme encore possible l’existence d’un homme capable de « stabiliser la terre », donc d’une intelligence humaine portée à son plus haut point de lucidité et d’efficacité. (EM, p. 545)
Ce sens de l’humanisme, elle le réaffirme dans son entretien avec Jean-Claude Texier mais avec un peu plus de nuance qui pose les premiers linéaments d’une acception plus élargie dont on s’apercevra de la dimension dans ses écrits postérieurs :
L’humanisme n’est qu’une discipline intellectuelle. Il fournit à l’homme un point d’appui. Il ne s’agit pas de faire de l’homme une idole. La valeur de l’humanisme est celle d’assumer pleinement la condition humaine[22].
Mais avec l’accumulation des « mauvais quarts d’heure de l’humanité » et l’augmentation du mouvement entropique de l’histoire, cette forme d’humanisme qu’elle relève aussi chez Roger Caillois se flétrit et se dégrade. Elle cède la place chez les deux auteurs à ce qu’elle appelle, à propos d’un autre écrivain moderne, en l’occurrence Thomas Mann, « l’humanisme qui passe par l’abîme » (EM, p. 544). Dans L’Œuvre au noir[23], c’est l’abîme de Zénon qui symbolise cette « fêlure » qui commence réellement à partir de la deuxième partie du roman. Ici la démarche de création yourcenarienne organise et réussit le passage de « l’époque où l’homme a de la peine à devenir dieu » (celle d’Hadrien) à celle où « l’homme a de la peine à devenir homme [24]» (époque de Zénon), selon la formule de Robert Kanters.
Cependant, en même temps que Marguerite Yourcenar recherchait un parangon de vertu pour l’incarnation de son idéal humaniste « traditionnel », elle « commençai[t] à fréquenter, avec une passion qui n’a fait que grandir, le monde non humain ou pré-humain des bêtes des bois et des eaux, de la mer non polluée et des forêts non encore jetées bas ou défoliées par nous » (EM, p. 545). Dans l’hommage qu’elle rend à Roger Caillois, son prédécesseur sous la Coupole, elle lui attribue la pratique de cette théorie de la correspondance qu’elle appelle « l’étude des diagonales » :
De bonne heure, entré dans « les laboratoires interdits », Caillois s’était appliqué à l’étude des diagonales qui relient entre elles les espèces, des récurrences qui servent pour ainsi dire de matrice aux formes (EM, p. 546).
On peut à présent se rendre compte, après avoir épousé les contours  variés d’une notion toujours variable, que si cette « théorie des diagonales » m’intéresse fondamentalement comme nouvelle forme d’humanisme, c’est qu’elle sous-tend la pensée du continuum comme forme de transgression qui permet allègrement à Marguerite Yourcenar d’établir un système de correspondance entre l’humain et le minéral, le végétal, l’écologique et le cosmique pour soutenir l’idée que l’être ne s’arrête pas à l’humain. C’est à mon avis le sens qu’il faut donner au rapport qu’elle suggère entre « les fantasmes ou les désirs de l’abîme humain – celui de Zénon par exemple – et « l’être situé au plus profond du gouffre animal » (EM, p. 546).
En assimilant, lors de son discours à l’académie française, ce qui se passait dans l’esprit de son illustre prédécesseur à l’équivalent de la révolution copernicienne, son hommage reflète ainsi immanquablement des effets de spécularité digne d’une « mise en abyme » : la révolution que Caillois emprunte à Copernic pour dire que « l’homme n’est plus au centre de l’univers » est à l’image et à la mesure de celle que l’académie française initie en déplaçant son centre (le sexe) quand on sait que Marguerite Yourcenar est la première femme à y être admise. Puisque le centre est partout maintenant eu égard à l’élargissement des horizons par cercles concentriques – fondement de la pensée de Copernic –, le discours de Marguerite Yourcenar est aussi à lire comme un décentrement qui réaffirme sa contestation de l’opposition des deux sexes dans ce haut lieu de canonisation. Le nouvel humanisme que ce discours théorise s’illustre très nettement à travers son dernier personnage romanesque (Nathanaël) qui, après l’obscurcissement de Zénon traduisant les limites de l’ambition d’Hadrien, incarne la non-violence, l’amour protecteur envers les animaux et les arbres. Dans l’île où il est secouru, il témoigne d’une mauvaise volonté de s’associer aux massacres que les enfants-chasseurs de l’Indien exercent sur des bêtes en même temps qu’il rechigne à se livrer à des péchés sylvestres :
La poudre étant rare, on tuait le plus souvent les grands animaux des bois en creusant des fosses couvertes de branchages où la bête agonisait les jambes parfois brisées par sa chute, ou empalée à des pieux disposés au fond, jusqu’à ce qu’on vînt l’achever au couteau. Nathanaël se chargea une fois de cet office, et le fit si mal qu’on ne le lui délégua plus. (OR, p. 957)
Il lui semblait aussi qu’il n’avait pas fait de mal, fût-ce seulement une pierre jetée à un oiseau, ou mot cruel qui suppurerait dans la mémoire de quelqu’un. (OR, p. 1035)
Le garçon chérissait de même les arbres ; il les plaignait, si grands et si majestueux qu’ils fussent, d’être incapables de fuir ou de se défendre, livrés à la hache du plus chétif bûcheron. Il n’avait personne à qui confier ses sentiments-là, pas même Foy. (OR, p. 958)
Bien plus, il noue même un « pacte » de fidélité avec les animaux qui le contraint à l’obligation de réserve et au ressentiment commun :
Bien que les ours fussent rares dans l’île, où ils ne s’aventuraient guère qu’en hiver, soutenus par la glace, Nathanaël en vit un, en pleine solitude, ramassant dans sa large patte toutes les framboises d’un buisson et les portant à sa gueule avec un plaisir si délicat qu’il le ressentit comme sien. […] Il ne parla à personne de cette rencontre, comme s’il y avait eu entre l’animal et lui un pacte[25]. (OR, p. 957)
Il ne parla pas non plus du renardeau rencontré dans une clairière, qui le regarda avec une curiosité quasi amicale, sans bouger, les oreilles dressées comme celles d’un chien. Il garda le secret de la partie du bois où il avait vu des couleuvres, de peur que le vieux s’avisât de tuer ce qu’il appelait « cette varmine ». (OR, p. 958)
En se donnant ainsi à voir comme « une parcelle et une réfraction du tout », il réalise, selon Agnès Fayet, la fusion avec le cosmos déjà initiée par les personnages qui l’ont précédé :
Hadrien, Zénon et Nathanaël semblent parfois trois incarnations d’une même entité humaine, vivant des expériences de nature à progressivement conduire à l’idéal yourcenarien qui est Nathanaël, soucieux de n’avoir qu’un impact minimum sur l’univers, libéré des ambitions et des biens matériels jusqu’à la fusion avec le cosmos déjà initiée par Zénon sur la plage de knokke[26].

Conclusion

Finalement, la déconstruction des notions d’identité biologique, de continuité humaine et de toutes autres formes d’opposition duelle comme la binarité sexuelle permet à Marguerite Yourcenar de proposer une autre vision du monde. Celle-ci passe de l’humanisme dans le sens gidien de « redécouverte de la plénitude vitale d’une existence authentique suffoquée auparavant sous les rigueurs d’une éducation puritaine [27]» (aspiration par exemple de son premier héros Alexis) à un « humanisme qui passe par l’abîme » pour favoriser la théorie de correspondance des « diagonales » (quête assouvie pleinement par son dernier personnage Nathanaël).  Cela apparaît nettement comme une forme de transgression au regard des lieux communs qui sont requestionnés (stabilité de la notion d’identité, déterminisme biologique, système binaire entre les sexes, etc.). Toutefois, il faut préciser aussi que ces ruptures sont faites avec une « souplesse » qui, en garantissant la « pluralité », privilégie la pensée du continuum qui à son tour rejette les binarismes et les oppositions catégoriques. De ce point de vue, « l’écrivain-passeur [28]» que représente Marguerite Yourcenar est précisément celle-là qui, à l’aune de la modernité, s’accommode de posture et non de position[29].

Pour citer l'article: Abdoulaye Diouf, « Contre la binarité : la pensée du continuum comme forme de transgression dans l’écriture de Marguerite Yourcenar », Bulletin n°31, décembre 2010, Clermont-Ferrand, SIEY, p. 125-143.


[1] Je fais allusion ici à l’analyse que j’ai faite, dans ma thèse de doctorat à propos de « La voix narrative et ses effets dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », sur la « modernité périphérique » (Bruno Blanckeman) de l’écriture yourcenarienne.
[2] C’est l’auteur lui-même qui souligne.
[3] Henri MESCHONNIC, Modernité Modernité, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993, p. 76.
[4] Je renvoie à sa thèse de doctorat publié aux Presses Universitaires d’Abo sous le titre Pluralité et fluidité antinormatives. Études des transgressions sexuelles dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, 2010. Dans la deuxième partie de mon étude, je m’inscris surtout dans son champ d’analyse qui part des théories actuelles sur la notion de « genre » pour montrer comment Marguerite Yourcenar s’écarte encore du système qui norme la sexualité.
[5] La notion de « paratopie » désigne, selon Dominique Maingueneau, l’impossibilité de l’écrivain de s’assigner une place fixe. « Elle est ce qui donne la possibilité d’accéder à un lieu et ce qui interdit toute appartenance ». Elle s’illustre bien dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar où les personnages sont très souvent dans cette posture qui favorise la mobilité. Lire Dominique MAINGUENEAU, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 85-86.

[6] C’est moi qui souligne par les italiques.
[7] Paris, Librairie Générale de France, « Livre de poche », p. 115.
[8] C’est moi qui souligne ainsi dans la citation pour montrer comment le personnage se présente comme un « passe-muraille » (Marcel Aymé) des oppositions.
[9] Toutefois, il faut noter aussi qu’il y a, dans le chapitre précédent Animula vagula blandula, de fortes allusions à cette nature composite du personnage-empereur. L’énoncé suivant en apporte la preuve : « Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. » (OR, p. 304-305)
[10] Les Yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Les Éditions du Centurion, 1980, p. 217.
[11] Ibid., p. 333.
[12] Ibid., p. 283
[13] C’est une notion proposée en 1993 par Michael Warner pour traduire l’opposition binaire entre le sexe masculin et le sexe féminin comme principe normatif. Elle est reprise par Andrea HYNYNEN, op.cit., p. 23-24.
[14] C’est le moment où un individu révèle publiquement son homosexualité.
[15] Ce modèle qui inspire Mémoires d’Hadrien oppose deux figures : un adulte qui domine (l’éraste) un adolescent (l’éromène) (voir OR, p. 405), mais cette structure asymétriquement hiérarchique et liée à la position sociale a surtout une fonction pédagogique et initiatrice (voir OR, p. 423-424). À cela s’ajoute le culte de la beauté du jeune homme (Antinoüs est qualifié de beau lévrier par Hadrien, OR, p. 405). Dans les Carnets de notes de L’Œuvre au noir (OR, p. 868), Marguerite évoque la pédérastie de Zénon qu’elle distingue bien nettement de celle qui lie Antinoüs à Hadrien.
[16] Cf., Téofilo SANZ, « Féminiser le masculin ou renier la féminité : l’éthique de la sollicitude dans Un homme obscur », Marguerite Yourcenar. La femme, les femmes, une écriture-femme? Manuela LEDESMA PEDRAZ et Rémy POIGNAULT éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2005, p. 377-385.
[17] C.f., Carminella BIONDI, « Le mythe de l’androgyne dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar et de Michel Tournier », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Simone et Maurice DELCROIX éd., Tours, SIEY, 1995, p.39-48.
[18] Pluralité et fluidité antinormatives, op.cit., p. 154.
[19] Elle est introduite dans son ouvrage Gender trouble (1990) traduit en français aux éd. La Découverte en 2005 sous le titre Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion.
[20] Op.cit., p. 27.
[21] Il y a dans la première partie de L’Œuvre au noir une allusion forte à cette forme d’humanisme. Je pense notamment à la citation de Pic de la Mirandole qui lui sert d’épigraphe pour traduire une Renaissance prometteuse : « Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. […] Je t’ai placé au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. (OR, p. 559)
[22] Portrait d’une voix, textes réunis, présentés et annotés par Maurice DELCROIX, Paris, Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 2002, p. 125.
[23] Ici également, l’épigraphe de Julien de Médicis mise en exergue de la troisième partie est très suggestive : « Ce n’est point vilenie, ni de vilenie procède, si tel, pour éviter un sort plus cruel, hait sa propre vie, recherchant la mort… Mieux vaut mourir, pour l’être au cœur noble, que supporter l’inévitable mal qui lui fait perdre et vertu et style. Qu’ils sont nombreux, ceux dont la mort a guéri l’angoisse ! Mais beaucoup vilipendent ce recours à la mort, ignorant encor qu’il est doux de mourir. (OR, p. 781)
[24] Figaro littéraire, n°1154, juin 1968, p. 19.
[25] C’est moi qui souligne dans l’énoncé du locuteur-narrateur.
[26] « Marguerite Yourcenar et la non-violence : un combat littéraire d’avant-garde », Les Diagonales du temps. Marguerite Yourcenar à Cerisy, actes du colloque de Cerisy sous la direction de Bruno BLANCKEMAN, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 93.
[27] Laura BRIGNOLI, « L’humanisme au XXe siècle : Gide, Camus, Yourcenar », L’universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international de Tenerife, María José VÁZQUEZ DE PARGA et Rémy POIGNAULT éd., Tours, SIEY, 1995, vol. 2, p. 13.
[28]L’expression est de Bruno BLANCKEMAN dans la préface de Les Diagonales du temps, ibid.
[29] Dans ce contexte, le terme « posture » renvoie à une attitude particulière prête à s’infléchir pour adopter une autre (idée de continuum) alors que celui de « position » réfère à la fixité et à l’immobilisme (qui génère souvent les oppositions et les préjugés récusés par Marguerite Yourcenar).


                              
Écriture de soi et « schèmes collectifs figés » dans Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Abdoulaye DIOUF 
(Université Paris 13) 

L’écriture de soi, en tant que genre du discours qui explore l’intériorité d’une individualité, contraste, dans sa finalité, avec la notion de «schèmes collectifs figés» (Amossy 1991 : 10) qui procède d’une construction sur l’identité d’un groupe. Il y a donc, a priori,  une sorte de tiraillement (inconciliable ?) entre le pôle irénique[1] (de l’accord de soi à soi) et le pôle agonal (de l’ancrage dans le collectif).
En partant des commentaires génériques de Marguerite Yourcenar dans lesquels elle dénonce fréquemment  « les idées reçues », il s’agit de voir dans cette étude, comment ces dernières, présentées comme « obstacle épistémologique » (Bachelard 1938 :14-19) pour la connaissance de soi, sont de la même manière déconstruites dans Mémoires d’Hadrien par le narrateur-empereur parce que non compatibles avec son idéal de paix et les exigences de vérité de son discours. Ce qui semble se conformer à la loi de toute écriture autobiographique fondée, comme le note Ruth Amossy, sur la mise en question de la vision stéréotypée que l’autre se fait de moi, car « celui qui entreprend de se dire doit toujours se confronter à la façon dont les autres conçoivent son moi ». (1991 : 145) Mais l’infléchissement de la dynamique autoréférentielle d’Hadrien, malgré la rigueur qu’il s’est imposée dès le début de sa lettre, m’invitera, dans la seconde partie de mon étude, à dépasser la tension et les rapports d’exclusion originelle dans lesquels « écriture de soi » et « schèmes collectifs figés » sont confinés pour les envisager dans un rapport d’inévitabilité au nom d’une contrainte philosophique et du choix épistémologique caractéristiques de l’écriture yourcenarienne dans Mémoires d’Hadrien.
La problématique de mon étude s’inscrit dans le sillage des rapports entre subjectivité et vérité : comment peut-on se connaître soi-même ? A-t-on besoin pour cela d’un dehors préfabriqué, ou peut-on compter sur une logique intérieure immanente qui érige un mur de clôture ? Aussi, permet-t-elle de voir la présence chez Marguerite Yourcenar de la notion complexe de l’identité qui, depuis le précepte delphique du gnôti seauton[2] jusqu’à l’autobiographie moderne en passant par le « connais-toi toi-même » de Socrate et la psychanalyse freudienne, reste une préoccupation philosophico-littéraire.
Pour décrire les schèmes figés, je m’intéresserai principalement au stéréotype, avec ses deux variantes définies par l’école praxématique de Montpellier (l’ « ethnotype » Lafont 1971 et le « sociotype » Bres 1991), et au mythe comme savoirs partagés.
Dans un entretien avec Bernard Pivot, Yourcenar dit n’avoir jamais employé le mot d’homosexualité dans le cas d’Alexis (le héros de son premier roman) au nom d’un refus de la catégorisation : « Non, non, jamais ; parce que je n’aime pas les étiquettes ». (2002 : 235) Mais la récusation du « déjà-dit » est plus explicite dans ce qu’elle confie à Josiane Savigneau :
Ce refus de vieillir est une autre manière de ne pas aimer la vie. D’ailleurs, cette différenciation purement idéologique entre les âges, les sexes, les races, les états sociaux, n’a pas de sens. Les classifications par groupe sont toutes fausses. (2002 : 322)
Sur le terrain de son penchant féministe où elle est le plus attendue, elle renchérit :
Je ne suis pas féministe justement parce que je n’aime pas les –istes. Ensuite, parce que je trouve qu’il y a des femmes, mais je ne suis pas sûre qu’il y ait la femme. Il y a des tas de femmes, et dont chacune est plus ou moins différente. Et parce que le féminisme moderne – je suppose qu’il y a eu du féminisme sous une forme ou sous une autre dans tous les temps – mais que le féminisme moderne a une espèce d’agressivité contre l’homme, qui me déplaît. On a déjà assez de ghettos, au nom du ciel, et on a déjà assez de pays qui se menacent ou secouent le poing l’un contre l’autre à travers les frontières. Alors établir encore des groupes antagonistes, ça m’ennuie. (2002 : 338)
Il y a donc chez Marguerite Yourcenar une aversion  à l’endroit des standardisations simplistes de l’esprit ; qu’il s’agisse des « ethnotypes » ou des « sociotypes ». En ce qu’ils tombent dans l’axiologique, ils deviennent ces identités « meurtrières » et « ambiguës » dont parlent respectivement Amin Maalouf (2001) et Etienne Balibar & Immanuel Wallerstein (1997).
Conscient des dangers que représentent les attributions collectives et les constructions imaginaires Hadrien prévient son allocutaire Marc Aurèle contre toute tentative d’invraisemblance et dit lui offrir un récit dépourvu de stéréotypes :
Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir. (Yourcenar 1982 : 302)
Pour réussir l’entreprise de connaissance de soi, semble nous dire l’empereur-narrateur, il faut se détourner du « préconstruit », du « déjà-dit » pour se confiner dans la clôture de son intériorité, parce que les représentations figées constituent un « mécanisme paresseux » (Eco 1990 : 66-67) qui fait obstacle à la libre démarche de la pensée et heurtent les principes d’authenticité et de logique intérieure. En plus, en tant qu’images figées, elles éprouvent du mal à rendre compte de son moi changeant et immobile. Rappelons qu’Hadrien définit son être comme « varius », « multiplex » et « multiformis ». A la place, il leur préfère les matériaux de l’écriture de soi dont l’introspection, la tradition de la confession et l’examen de conscience qui visent directement à l’expression du moi dans sa vérité.
Montant la garde au pied de son exigence d’autoréférentialité, l’empereur traque et débusque, jusque dans les trois moyens d’évaluer l’existence humaine dont il dispose (l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde ; l’observation des hommes ; et les livres), la faille qui pourrait laisser place aux stéréotypes. Voilà comment il les discrédite par la suite :
L’observation directe des hommes est une méthode moins complète encore, bornée le plus souvent aux constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine. Le rang, la position, tous nos hasards, restreignent le champ de vision du connaisseur d’hommes ». (Yourcenar 1982 : 303)
C’est pourquoi, sur le chemin de la vérité de soi,  il ne s’embarrasse pas trop des désignations honorifiques qui tendent à faire de lui un thaumaturge voire un dieu : « Dacique », « Parthique », « Germanique », « Père de la patrie », etc. S’il les rejette, c’est parce que le mythe, non comme récit des origines, mais comme « image simplifiée souvent illusoire que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu et d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement et leur appréciation » (Le Robert), s’apparente aux stéréotypes[3]. Ruth Amossy le confirme en affirmant que « l’élaboration du mythe passe par le stade de  la réduction stéréotypique et de la diffusion massive ». (1991 : 100) Tous ces « hasards » dont parle Hadrien trouvent leur écho dans l’évocation du problème de la succession impériale qui lui permet d’invalider l’origine et l’appartenance comme critères de choix pertinents pour assurer la continuité humaine. En s’offrant ici comme contre-exemple - un Espagnol qui hérite du pouvoir d’empereur romain - il démasque une vieille tradition stéréotypique dont la croyance l’aurait éloigné de son paysage d’enfance sur lequel il compte aussi pour se connaître:
La fiction officielle veut qu’un empereur romain naisse à Rome, mais c’est à Italica que je suis né […]. (Yourcenar 1982 : 310)
Ce n’est point par le sang que s’établit d’ailleurs la véritable continuité humaine : César est l’héritier direct d’Alexandre, et non le frêle enfant né dans  une citadelle d’Asie ; et Épaminondas mourant sans postériorité se vantait à bon droit d’avoir pour filles ses victoires. La plupart des hommes qui comptent dans l’histoire ont des rejetons médiocres, ou pires que tels. (Yourcenar 1982 : 483)
En refusant de tirer profit de l’ethos prédiscursif (Maingueneau 1999 : 78) que lui confère sa posture institutionnelle d’empereur, Hadrien fait de l’ethos un phénomène discursif qui procède d’une construction langagière (perspective d’Aristote reprise par la pragmatique moderne), destinée à déconstruire les stéréotypes qui occultent l’entreprise de quête de soi qui elle, passe en retour par le récit anecdotique des péripéties de sa vie. L’image qu’il construit de lui à travers son récit ne peut  donc pas être une donnée préexistante à son texte mais s’y élabore ; le contraire l’aurait versé dans des représentations de seconde main. Ce qui se donne à voir, dans l’organisation narrative et rhétorique de sa lettre, sous la forme d’une présentation vaillante de son parcours militaire qui opère sur le choix des événements racontés et sur leur contexture à partir de la deuxième section intitulée « Varius multiplex multiformis ». Une lecture en palimpseste soucieuse de faire apparaître les couches de sens permet ici, par le pouvoir de suggestion de l’anachronie proleptique, de s’apercevoir de la manière dont son discours configure des ethè positifs (images par exemple d’un empereur méritant) en défigurant les représentations qui cherchent à laisser voir le prototype du soldat qui joue sur les coteries partisanes pour accéder au pouvoir.  L’épisode où il glose sur les circonstances nébuleuses qui ont entouré son adoption par Trajan en fournit la preuve quelques pages plus loin :
Le dernier des badauds, à Rome, a son opinion sur ces épisodes de ma vie, mais je suis à leur sujet le moins renseigné des hommes. Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. Des calomniateurs plus grossiers encore ont décrit un lit à courtines, la lueur incertaine d’une lampe, le médecin Criton dictant les dernières volontés de  Trajan d’une voix qui contrefaisait celle du mort. […] Il y a dans ces images de violence et d’intrigue je ne sais quoi qui frappe l’imagination populaire, et même la mienne. (Yourcenar 1982 : 357)
En s’enfermant dans les limites étroites de son intériorité, le narrateur-empereur court le risque d’un investissement subjectif poussé. Mais c’est pour échapper à cette tentation qui guette tout discours de présentation de soi qu’il se dédouble en « je » narrant pour apporter la contradiction à son « je » narré. Preuve s’il en faut que la recherche de la vérité intérieure, si elle nécessite la confrontation des versions dans un souci d’objectivité, trouve son expression dans ces formes doubles de son moi. Dans ces séquences, le dialogue de l’empereur-narrateur avec son âme et avec le divin (les oracles, les mages, Jupiter Ammon, Castalie, Zeus Dolichène, etc.) lui permet d’accéder à une posture olympienne qui mène à la vérité de soi. Cette conception platonicienne du « souci de soi », en même temps qu’elle exige rigueur et élévation, laisse mal la place aux stéréotypes qui relèvent de la subjectivité.
            Dans Mémoires d’Hadrien, les représentations collectives ne font pas seulement obstacle à la connaissance de soi; ils minent également l’idéal de paix (Tellus stabilita) au niveau des frontières qui est aussi, par fiction métonymique, paix intérieure de l’empereur. Ce qui explique, dans une perspective de déconstruction, le retravail qu’il fait du mythe paradigmatique de la résistance héroïque des juifs contre l’envahisseur :
J’essayai de démontrer aux Grecs qu’ils n’étaient pas toujours les plus sages, aux Juifs qu’ils n’étaient nullement les plus purs. Les chansons satiriques dont ces Hellènes de basse espèce harcelaient leurs adversaires n’étaient guère moins bêtes que les grotesques imprécations des juiveries. Ces races qui vivaient porte à porte depuis des siècles n’avaient jamais eu la curiosité de se connaître, ni la décence de s’accepter. […]
L’ordre aux frontières n’était rien si je ne persuadais pas ce fripier juif et ce charcutier grec de vivre tranquillement côte à côte. (Yourcenar 1982 : 360)
Pour Hadrien, il faut se garder de catégoriser le réel pour rendre compte de son intelligibilité. La tentation verse dans la singularité qui, en hypertrophiant certaines valeurs au détriment d’autres, crée immanquablement et dans le même mouvement des stéréotypes. Il y a lieu de préciser ici que chez Marguerite Yourcenar, la définition de l’identité du moi, à laquelle s’emploie son narrateur dans une lettre-méditation, n’est pas une quête identitaire essentialiste. En lieu et place de la recherche de l’appartenance fondamentale d’Hadrien qu’il brandit ensuite en face de celle des autres, elle s’apparente plus à ce « déni de toute substantification identitaire » dont parle Bruno Blanckeman à propos des réticences de l’écriture de soi quignardienne. (2001 : 90) C’est une quête apaisée et réfléchie du moi qui ressortit du graphique de sa vie  par le biais de l’anamnèse à travers laquelle il donne audience à ses souvenirs. Une telle conception de l’identité explicite davantage sa distance vis-à-vis des stéréotypes et permet en même temps de rendre compte à la fois de l’ambiguïté et de la complexité de la notion qui suscite méfiance et circonspection chez Amin Maalouf :
Une vie d’écriture m’a appris à me méfier des mots. Ceux qui paraissent les plus limpides sont souvent les plus traîtres. L’un de ces faux amis est justement « identité ». (2001 : 15)
A cette étape de notre étude, on s’est aperçu que les représentations collectives figées n’intègrent pas les catégories épistémologiques de Yourcenar-auteur et s’accommodent mal de l’univers clos de la quête de soi de son personnage-narrateur. Pour l’une comme pour l’autre, elles relèvent de « la fable » et de « la fiction » et constituent des pierres d’achoppement pour la vérité de soi.
Mais une relecture de certaines séquences de Mémoires d’Hadrien m’a invité à la reconsidération des rapports entre « écriture de soi » et « schèmes collectifs figés ». Ce qui passait sous les semblances d’une opposition irréductible ne conclut plus à l’impossible échange. Hadrien succombe à la tentation d’un sentiment de bonheur dont l’acmé coïncide avec l’étape de Tellus stabilita et de Sæculum aureum (siècle de l’or). C’est son « œuvre au rouge », où il s’abandonne complaisamment à la contemplation de son « œuvre ». Ici, il pense avoir atteint la dernière étape de la quête alchimique et verse dans la palinodie en se déifiant et en acceptant les titres qu’il refusait :
Et c’est vers cette époque que je commençai à me sentir dieu. […] Si Jupiter est le cerveau du monde, l’homme chargé d’organiser et de modérer les affaires humaines peut raisonnablement se considérer comme une part de ce cerveau qui préside à tout. (Yourcenar 1982 : 399)
Je ne refusai plus le titre de Père de la Patrie, qu’on m’avait proposé à l’époque de mon avènement. (Yourcenar 1982 : 414)
Ce fut là [lors de la dédicace de l’Olympéion à Athènes] que là Grèce me décerna ces appellations divines où je voyais à la fois une source de prestige et le but le plus secret des travaux de la vie : Évergète, Olympien, Épiphane, Maître de tout. Et le plus beau, le plus difficile à mériter de tous ces titres : Ionien, Philhellène. (Yourcenar 1982 : 422)
Le mythe m’intéresse ici en ce qu’il passe d’abord par l’étape du  stéréotypage qui lui assure un ancrage dans le collectif et les croyances populaires. Même s’il ne revêt pas les connotations péjoratives du stéréotype - ce qui les distingue en partie - il permet de voir comment l’écriture de soi échappe de la clôture structuraliste de l’individuel pour se fier au collectif et au groupal. Le passage important qui s’opère, à cette étape, dans l’écriture de soi du personnage-narrateur yourcenarien s’explique, au moins en partie, par le statut d’homme public de l’empereur qui fait que son histoire ne lui appartient pas seul. Et si réfractaire soit-il au point de vue extérieur, il se résout en fin de compte à l’accepter parce qu’il le juge par ailleurs formateur, induisant ainsi, dans le même sens, que la connaissance de soi passe par la vision figée que l’autre se fait de moi-même.
La notion de « cadres sociaux de l’argumentation » de Perelman (1959 : 123-135) chez qui la doxa et les savoirs partagés du public doivent être pris en compte par l’orateur qui veut faire adhérer à ses thèses, s’applique donc bien dans le cas d’Hadrien. Elle est la preuve de l’inévitabilité des schèmes figés pour un homme public qui entreprend de s’écrire. Même si le choix épistémologique de Yourcenar sur l’écriture de soi d’un homme aussi célèbre qu’un empereur romain obligeait déjà à la porosité face à certaines représentations collectives, il faut dire aussi, et au-delà, qu’il est difficile voire impossible de penser le réel ou de penser à soi en dehors d’un rapport au groupe. C’est sans doute la raison pour laquelle Amossy décrète l’inévitabilité des stéréotypes ; et toute tentative littérale d’y échapper devient finalement, en termes althussériens, la marque d’un « effet idéologique élémentaire [4]», c’est-à-dire l’affirmation implicite d’une forme d’assujettissement :
Il n’est pas de représentation ou de conceptualisation qui ne relève, d’une façon ou d’une autre, de la schématisation et des modes de découpage accrédités. Tout ce qui est pensé en termes de catégorie globale, tout ce qui est imaginé dans sa généralité, semble alors glisser par un mouvement irrésistible vers la stéréotypie. (1991 : 77)
Hadrien touche au « paradoxe de l’autoréférentialité » que May Chehab appelle « l’antinomie scientifique et conceptuelle majeure de la modernité» (2004 : 87), qui montre l’impossibilité pour un système de se décrire soi-même. C’est le « leurre sur le plan de la connaissance » et l’ « erreur sur le plan de l’art » de l’autobiographie dont parle Philippe Lejeune. (2005 : 37) Cela touche, en analyse du discours, à l’interdiscursivité telle qu’elle est retravaillée par Dominique Maingueneau chez qui « l’interdiscours prime sur le discours ». (1995 : 11) Pour le dire autrement, l’identité d’un discours (y compris celui sur soi) ne se saisit que dans l’altérité interdiscursive (y compris les représentations collectives figées) qui tient à ces savoirs et croyances partagés dont parle Marie-Anne Paveau (2006 : 14) et sur lesquels s’appuie le discours.
En tout cas Marguerite Yourcenar-auteur est bien consciente de cette difficulté à s’atteindre par identification lorsqu’elle affirme:
Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui pour fixer ces flottantes mémoires. (1982 : 527)
Après ce passage par les représentations collectives, la dynamique intérieure de l’écriture se remet sur l’établi de nature à décrire une structure en écho faite pour se refermer entièrement sur elle-même. Deux événements malheureux constituent le point de départ : la mort du favori d’Hadrien, Antinoüs et les vicissitudes de la vie qui guettent l’empereur au sortir de son siècle d’or (notamment l’hydropisie du cœur et sa propre mort). Toutes les désignations mythiques s’écroulent et deviennent des oripeaux dont il faut se débarrasser. S’il y a un lustre qui leur reste, c’est peut-être la seule grandeur de façade contenue dans les majuscules suivantes :
Tout croulait ; tout parut  s’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de tout, le Sauveur du monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque. (Yourcenar 1982 : 440)
La fatalité de la mort rappelle Hadrien à l’ordre et le sensibilise sur les dangers d’une mythification à outrance, donc sur le risque des représentations figées. Mais par là, Yourcenar semble nous montrer, comme par ailleurs le philosophe des sciences Karl Popper, que la controverse fait partie du « mouvement » de la vérité (de soi) et qu’en fin de compte, si son narrateur-empereur s’ouvre aux schèmes collectifs, c’est pour obvier à la transformation de ses vérités intérieures en certitude dogmatique.

 Pour citer l'article: Abdoulaye DIOUF, « Écriture de soi et schèmes collectifs figés dans Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ». Actes du colloque sur « Éthnotypes et sociotypes : normes, discours, cultures », dans Le Discours et la langue, Bruxelles, Éditions Modulaires Européennes, tome 1, 2009, p.83-92.



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Yourcenar Marguerite  (2002) : Portrait d’une voix. Textes réunis, présentés et annotés par   
                                                     Maurice Delcroix Paris, Gallimard, collection NRF.       









[1] Les termes « irénique » et « agonal » sont à comprendre ici métaphoriquement comme désignant respectivement l’accord que celui qui s’écrit cherche à entretenir avec lui-même, et l’ancrage, l’ouverture dans le collectif et le groupal dont participent les schèmes figés.
[2] Michel Foucault, dans L’Herméneutique du sujet, rappelle que le précepte, qui voulait dire  « souci de soi » dans la tradition grecque, est apparu dans la pensée philosophique par l’intermédiaire de Socrate sous la désignation de « connais-toi toi-même » qui en devient son application pratique. Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 6-7.
[3] Il y a cependant une répartition des usages entre les deux notions sur laquelle je reviendrai dans la dernière partie de mon propos.
[4] Althusser, dans son article « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », parle d’ « effet idéologique élémentaire » pour désigner comment le propre de l’idéologie consiste à imposer des évidences dont le déni constitue l’acte même de reconnaissance de son aliénation. Voir à ce propos La pensée. Revue du rationalisme moderne, n°151, juin 1970, p. 30.

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