CONTRE LA
BINARITÉ : la pensée du continuum comme forme de transgression dans
l’écriture de Marguerite Yourcenar
Abdoulaye DIOUF
(Université du Québec à Montréal)
Présentée comme une auteure « classique » fortement trempée
dans la morale, figure de l’humanisme et de la pensée universelle, Marguerite
Yourcenar n’en est pas moins une écrivaine non conformiste. Son écriture
complexe, en ce qu’elle refuse les étanchéités infranchissables, récuse les
dichotomies tranchées et décloisonne les lignes de partage essentialistes,
privilégie la pensée du continuum qui contribue de ce point de vue à diluer
cette première image qui est donnée d’elle. Cette même écriture s’illustre
aussi à reformuler les catégories pour en proposer une réinterprétation qui
théorise de nouveaux paradigmes sur la mesure de la rupture et la dimension de
la transgression desquels il faut s’entendre, comme sur le sens et la portée
qu’elle propose. Quand on sait que cette dernière forme de pensée
déconstructionniste est caractéristique de ce que la pensée contemporaine
reconnaît comme une certaine forme de « modernité », à rebours de l’esthétique
classique qui s’est illustrée dans les oppositions binaires, on devrait alors
penser son écriture de façon moins monolithique et plus nuancée. Cela revient,
pour le dire autrement, à subodorer les notions de « pluralité » et de «
souplesse » dans le sens d’une démarche qui rejette les particularismes, les
systématisations et les étiquettes. C’est le dessein que se propose cet article
qui entend explorer diverses formes de transgressions des limites et des
oppositions duelles dans des romans de Marguerite Yourcenar. On s’apercevra
alors, sous cet angle[1],
de la part de modernité dans l’écriture yourcenarienne, si tant est que, comme
le dit Henri Meschonnic, la modernité se définit à travers son sens de l’abolition
des oppositions :
La modernité [est] l’abolition de
l’opposition entre l’ancien et le nouveau[2].
C’est pourquoi il importe d’y préserver le recours à la pluralité. Toute
réduction de la pluralité au dualisme fait retomber dans le sens le plus
pauvre, et le plus ancien, du moderne. Fait parler du moderne en termes
archaïque[3].
Dans mon analyse, je ferai souvent
un croisement des textes fictifs avec le corpus théorique élaboré spontanément –
c’est-à-dire sans l’intention formulée d’une
théorisation savante, formelle et formalisée – par l’auteure qui, à
l’envers de la déflation de l’expression marginale, nous a laissé un abondant
paratexte. Il s’agit donc, secondairement, de voir ici comment les personnages
principaux sont très souvent porteurs de la vision du monde de l’auteure
Marguerite Yourcenar. Pour y arriver, je m’intéresserai d’abord au refus du
déterminisme biologique dont le corollaire est l’instabilité de la notion
d’identité et la subversion des catégories d’espèce et de genre, ensuite aux
transgressions sexuelles qui installent ce qu’Andrea Hynynen appelle une «
fluidité antinormative [4]»
et enfin à la nouvelle forme d’humanisme qui en résulte comme l’expression d’une
autre vision yourcenarienne du monde.
I- Le refus du déterminisme biologique
Derrière le style soigné qui caractérise l’écriture
yourcenarienne, le décorum du langage et le statut hiératique qui lui est
conféré, il y a très souvent un art de la provocation et de l’audace dont la finalité
est de mettre en question l’ancrage de certains lieux communs. Le refus du
déterminisme biologique chez Marguerite Yourcenar me paraît illustratif en ce sens
qu’il permet la négation de toute idée de continuité humaine. Le principe
repose sur le déni de l’identité dont le caractère spécifiquement essentialiste
est fortement récusé chez elle, et plus globalement sur toute idée de confinement
dans des schémas de classification. C’est tout le projet d’Hadrien qui, en tant
qu’empereur, disposant donc de toutes les possibilités de perpétuer le modèle
de reproduction biologique du système politique, ne s’est pourtant pas donné la
peine d’engendrer un fils qui l’eût continué. C’est parce que pour lui
Ce n’est point par le sang que s’établit
d’ailleurs la véritable continuité humaine : César est l’héritier direct
d’Alexandre, et non le frêle enfant né à une princesse perse dans une citadelle
d’Asie ; et Épaminondas mourant sans postérité se vantait à bon droit
d’avoir pour filles ses victoires. La plupart des hommes qui comptent dans
l’histoire ont des rejetons médiocres, ou pires que tels […] (OR, p.
483-484)
Même les autres personnages de Marguerite
Yourcenar qui ont eu à procréer ont fini par abandonner leurs fils, rompant
ainsi, de manière symbolique, toute forme d’identité biologique avec eux :
Alexis renonce à son fils Daniel « comme s’il était l’enfant d’un autre » (OR,
p. 69) et Nathanaël, en quittant le Quai Vert, « rompit les lattes du
berceau qu’il avait fabriqué pour Lazare [son fils avec Saraï] » (OR,
p. 984). Dans L’Œuvre au noir,
c’est à travers le motif paratopique[5] de la bâtardise de Zénon
que se produit cette négation de l’identité sui
generis. En plus, il y a un effet de valorisation de cette identité
parasitaire à travers l’analogie du destin du héros avec celui d’un personnage
historique réel – Érasme de Rotterdam – en dehors des qualités intellectuelles
qui lui sont attachées (philosophe, alchimiste, médecin).
Mieux, toute
tentative d’explication des éléments du récit par le recours à la composante
biologique est vite frappée de discrédit. C’est le cas dans l’énoncé ci-dessous
extrait d’Un homme obscur qui fait
allusion au déterminisme biologique pour expliquer la fuite de Nathanaël :
Dans les premiers moments, on l’avait cru mort. Mais bientôt,
n’ayant retrouvé ni son corps, ni ses vêtements, on s’était dit qu’il s’était
peut-être embarqué. Les Adriansen avaient ça dans le sang[6].
(OR, p. 963-964)
Cependant, le fait que le point de vue est attribué
à un narrateur anonyme (valeur indicative de l’indéfini « on »), en lieu et
place d’être entièrement assumé par un personnage identifié, permet de lui
enlever toute légitimité. Sous cet angle, l’énoncé reste figé, sans aucune
valence factuelle, dans le simple statut de rumeur.
Et si, dans la préface du Coup de grâce, Marguerite Yourcenar reproblématise la notion de « noblesse »,
c’est également pour montrer le caractère « factice » de ce qu’elle appelle «
l’idéal de noblesse de sang ». Dans l’opposition farouche aux théories en vogue
qu’on lui connaît, elle en donne la définition suivante qui l’éloigne de toute
relation déterministe (sociale, biologique, etc.); le contraire lui paraîtrait d’ailleurs
paradoxal dans un roman où il est
question de trois personnages qui appartiennent à « une caste privilégiée
dont ils sont les derniers représentants » :
Je sais que je m’inscris contre la mode si j’ajoute
qu’une des raisons qui m’a fait choisir d’écrire Le Coup de grâce est
l’intrinsèque noblesse de ses personnages. Il faut s’entendre sur le sens de ce
mot, qui signifie pour moi absence totale de calculs intéressés. (OR,
p. 82-83)
La noblesse perd ainsi sa valeur d’idéal de
sang et acquiert la valeur morale de « dignité » qui n’est pas « d’origine
sociale » (OR, p. 83). À partir de ce
moment, le récit peut opérer des déplacements et des redistributions. C’est ainsi
qu’Éric von Lhomond, l’un des personnages principaux, peut dénier la « noblesse
» à Volkmar et la concéder à Grigori Loew; et la mère de ce dernier, soumise à
l’interrogatoire rude d’Éric, répond « avec une certaine noblesse » (OR,
p. 141) qui en dit plus sur le sens que Marguerite Yourcenar confère à ce
terme. Bien plus, il y a dans ce dernier roman une culture de l’origine mixte,
trait qui est d’ailleurs analogique à Conrad - « Balte avec du sang russe » -
et à Éric - « Prussien avec du sang balte et français » - (OR, p. 89), comme l’illustration parfaite de l’identité plurielle
incarnée par les personnages principaux. Ici, les convictions de Marguerite Yourcenar
préfigurent l’approche de l’identité non réduite à une seule appartenance que
proposera Amin Maalouf en 1998 dans son ouvrage intitulé Les Identités meurtrières. Dans ce texte, il perçoit cette identité
Comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de
laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus
d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour
autant effacer nos multiples appartenances particulières[7].
Cependant, il faut préciser, en attendant
d’y revenir plus amplement, que la vision de Marguerite Yourcenar, notamment dans
son dernier roman, dépasse cette dernière approche qui s’applique bien par
contre à ses premiers romans, notamment Alexis, Le Coup de grâce, Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre
au noir.
Au regard de
toutes ces considérations, on ne peut pas manquer de relever un véritable tour
de force aux allures de transvaluation, comme du reste Marguerite Yourcenar
sait très souvent le faire, qui reformule globalement les notions d’identité et
de paternité pour les déconnecter de la consanguinité dont le risque est de
figer dans un particularisme statique. Hadrien s’éloigne de plus en plus de ce
qui forme son identité biologique en tant que caractère essentiellement sui generis et de toute forme d’ancrage
qui peut l’y rattacher. C’est pourquoi, dans la continuité de cette même idée, il
fait des livres ses « premières patries » en déplaçant, de la manière suivante,
les critères traditionnels de désignation du lieu de naissance : « le
véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un
coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des
livres ». (OR, p. 310). C’est au nom
de ce même principe que, dans Un homme
obscur, le personnage principal,
Nathanaël, refuse toute filiation avec le « gros charpentier jovial » (son père
biologique) et la « puritaine épouse » (sa mère biologique) quand il s’est agi
pour lui de définir son identité, c’est-à-dire « cette personne qu’il désignait
comme étant soi-même » :
Mais, d’abord, qui était cette personne
qu’il désignait comme étant soi-même ? D’où sortait-t-elle ? Du gros
charpentier jovial des chantiers de l’Amirauté, aimant priser le tabac et
distribuer des gifles, et de sa puritaine épouse ? Que non : il avait
seulement passé à travers eux. (OR, p. 1035)
En poussant l’audace, il finit par renverser,
à l’heure du bilan de sa vie, le système
de parenté qui ne repose plus sur le principe de la consanguinité, mais plutôt
sur l’affectivité et le sentimental qui deviennent ainsi les nouveaux liens de
fratrie et de cousinage l’unissant au monde animal et végétal. Sous le mode de
la symbiose, le dernier personnage romanesque de Marguerite Yourcenar efface toutes
les frontières et privilégie la « souplesse » qui recoupe entièrement ma
perspective sur la pensée du continuum:
On faussait tout[8], se disait-il, en pensant si peu à la souplesse et aux
ressources de l’être humain, si pareil à la plante qui cherche le soleil ou
l’eau et se nourrit tant bien que mal des sols où le vent l’a semée. […] Même
les âges, les sexes, et jusqu’aux espèces, lui paraissaient plus proches qu’on
croit les uns des autres : enfant ou vieillard, homme ou femme, animal ou
bipède qui parle et travaille de ses mains, tous communiaient dans l’infortune
et la douceur d’exister. (OR, p. 1036)
À partir de ce moment, il entre
littéralement en fusion avec les éléments de la nature :
Il ne se sentait pas, comme tant de gens,
homme par opposition aux bêtes et aux arbres ; plutôt frère des unes et
lointain cousin des autres. (OR, p. 1035)
« Souplesse », « pluralité » et « mobilité
» deviennent ainsi des catégories fondamentales dans l’écriture yourcenarienne
en ce qu’elles permettent essentiellement de déconstruire les identités, de
transcender les appartenances pour favoriser la fluidité. C’est ce qui explique
le pluriel qui frappe « les enfances de Zénon » dans L’Œuvre au noir, les « petits Lazares » dans la nouvelle Une belle matinée qui fait suite à Un homme obscur. On sait également que
l’empereur Hadrien se définit par « varius
multiplex multiformis » dans le deuxième chapitre[9] de Mémoires d’Hadrien et Zénon par « Unus ego et multi in me » (OR,
p. 699). Il suffit également d’interroger les essais de Marguerite Yourcenar pour
se rendre compte que la transgression des oppositions binaires et de toute
forme de catégorisation est un topos de
son écriture. Les énoncés ci-dessous extraits de son entretien avec Matthieu
Galey en constituent des exemples nets:
J’appartiens à la pâte humaine plutôt qu’à
une ou plusieurs familles. Il est presque impossible, dans ce monde en
perpétuel état de flux, de distinguer ce qui vient des ancêtres, ce qui vient
de l’éducation, de ce qu’on a cueilli dans l’air du temps, ou de ce qui vient
d’autres voies plus inexplorées[10].
J’ai plusieurs religions comme j’ai
plusieurs patries, si bien qu’en un sens je n’appartiens peut-être à aucune[11].
Je suis contre le particularisme de pays, de
religion, d’espèce. Ne comptez pas sur moi pour faire du particularisme de sexe.
Je crois qu’une bonne femme vaut un homme bon; qu’une femme intelligente vaut
un homme intelligent. C’est une vérité simple[12].
Cette dernière
phrase me conduit ainsi à analyser à présent la déconstruction, dans le roman
de Marguerite Yourcenar, de la partition sexuelle classique qui divise les
êtres humains en deux sexes opposés : le masculin et le féminin.
II- La rupture de la binarité sexuelle
Dans la continuité de l’idée qui refuse
toute forme de binarité, Marguerite Yourcenar propose dans ses romans un modèle
de réinterprétation qui transgresse les identités sexuelles. Cela se donne à
voir d’abord dans les types de personnages qu’elle compose – homosexuel, pédéraste,
androgyne, hermaphrodite – et qui rompent avec le principe normatif de
l’hétérosexualité sur lequel se fondent plusieurs cultures. Initiée dans Feux – une série de poèmes lyriques en
prose –, cette subversion de l’hétéronormativité[13] traverse presque toute
son œuvre romanesque. Alexis ou le traité
du vain combat qui l’inaugure dans cette dernière catégorie de création se
présente comme le récit d’un coming-out[14]
privé – sa « sortie du placard » se fait sous le mode d’une correspondance
adressée à sa femme – où le héros fait l’aveu de son homosexualité. Quand on
sait qu’Alexis est aussi hétérosexuel – il est marié à Monique avec qui il a un
garçon nommé Daniel – on s’aperçoit dès lors de la « souplesse » avec laquelle
Marguerite Yourcenar transcende les frontières entre les deux sexes. Cette
diversité des expériences sexuelles, présente aussi chez d’autres personnages
yourcenariens, construit la notion de « genre » dans son roman en même temps
qu’elle prouve jusqu’où s’y étend le principe de liberté :
Tous deux [Hadrien et Zénon] sensuellement attirés,
presque exclusivement, par le corps et le tempérament masculins. Tous deux
capables de liaisons et d’amitiés féminines. Hadrien a plus de loisirs pour
l’amour que Zénon. (OR, p. 867)
Plus explicitement, Hadrien s’unit avec des
patriciennes entre autres femmes en même temps qu’il souscrit au modèle de la
pédérastie antique[15] à travers sa liaison avec
Antinoüs où il se donne à voir comme l’éraste
et son compagnon comme l’éromène. De
la même manière, Zénon connaît diverses relations : passades avec de
jeunes hommes (Fray Juan, Gerhart, Aleï) et liaisons avec des femmes (Jeannette
Fauconnier, Casilda Perez, la captive hongroise, la servante Catherine et la
dame de Frösö).
Avec
l’attribution de traits féminins à des personnages masculins, Marguerite
Yourcenar propose une autre variante de l’ambiguïté sexuelle de ses
personnages, contribuant ainsi à brouiller davantage les limites entre les deux
sexes. C’est le sens de la douceur, de la timidité et de la faiblesse
constitutives de la personnalité d’Alexis de Gera, mais également de la
passivité qui distingue Nathanaël[16], même si ces dites
caractéristiques sont investies d’un principe positif qui permet à l’un et à l’autre
personnage de tenir à distance les fausses valeurs et les préjugés de leurs
époques (sur l’homosexualité dans Alexis,
sur l’ambition effrénée et le matérialisme démesuré, par exemple, dans Un homme obscur où on présente un
Nathanaël sans véritable ambition). Ici, on peut s’apercevoir, d’une part, de
la mesure et de la portée de la transgression sexuelle qui est opérée pour être
mise au service de la vision du monde de l’auteur. Au-delà du fait que cela confère
un sens précis à la subversion et en atténue la gratuité dans le même mouvement,
on se rend compte, si besoin en était encore, de la subtilité que cache
l’écriture yourcenarienne. En comparant par exemple Zénon et Nathanaël – deux
personnages contemporains dans l’esprit de leur auteur – Marguerite Yourcenar
en dit plus long sur le caractère efféminé de son dernier personnage qui invite
à lire cet aspect autrement :
[…] l’autre [c’est-à-dire Nathanaël], qui en un sens « se
laisse vivre », à la fois endurant et indolent jusqu’à la passivité, quasi
inculte, mais doué d’une âme limpide et d’un esprit juste qui le détournent,
comme d’instinct, du faux et de l’inutile, et mourant jeune sans se plaindre et
sans beaucoup s’étonner, comme il a vécu. (OR, p. 1066)
Cependant, il y a lieu de préciser que cette
féminisation du personnage n’entame en rien sa masculinité qui est, dans la
perspective yourcenarienne, en perpétuelle complémentarité avec le pôle de la
féminité. La preuve : Nathanaël avait « goûté la fraternité charnelle que
lui apportaient d’autres hommes; [toutefois] il ne s’était pas de ce fait senti
moins homme » (OR, p. 1036). Mais
c’est très certainement dans le motif de l’androgynie qu’on trouve l’expression
la plus complète de ce continuum entre les deux sexes[17]. Cela s’illustre dans Le Coup de grâce par la féminité qui est
inversement et fortement cultivée chez un personnage masculin (ainsi Conrad est
assimilé à la mollesse, OR, p. 90) et la masculinité chez un
personnage féminin (le cas de Sophie dont on vante le courage et les
d’attributs masculins, OR, p. 99).
C’est sur la base de cette partition qu’Andrea Hynynen, qui s’emploie également
à montrer comment le phénomène problématise la notion de « genre » dans le
roman yourcenarien, parle dans ces cas précis d’« androgynie masculine » et d’
« androgynie féminine [18]».
Force donc est
de constater, de la même manière que la remarque s’est imposée à propos de la
désintégration de l’identité biologique, qu’il y a une rupture de toute forme
d’étanchéité entre les deux sexes au profit de la pensée du continuum qui
permet à Marguerite Yourcenar de privilégier les catégories qui favorisent les
transitions, facilitent les migrations et valorisent la fluidité. La pensée universelle
de l’empereur Hadrien le formule en des termes qui préfigurent l’esprit
transcendant de Nathanaël :
Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule,
appartient à l’espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il
échappe même à l’humain. (OR, p. 334)
De ce point de vue, la perspective yourcenarienne
recoupe entièrement les réflexions actuelles sur la « théorie queer » qui se
donne à voir comme une critique de la norme sexuelle binaire homme/femme. Le
genre n’est plus une catégorie liée au sexe biologique, il devient une
construction socio-culturelle, un choix que l’individu peut se faire librement.
C’est tout le sens de la notion de « performativité du genre[19] » proposée par Judith
Butler pour traduire cette absence de prédétermination entre le corps et le
sexe biologique. Marguerite Yourcenar le signifie très explicitement en
déléguant la voix narrative aux locuteurs-narrateurs d’Un homme obscur et de Mémoires
d’Hadrien qui en font distinctivement une question relevant de la « coutume
» et non de la « nature » :
La coutume, plus que la nature, lui semblaient marquer
les différences que nous établissons entre les rangs, les habitudes et les
savoirs acquis dès l’enfance, ou les diverses manières de prier ce qu’on
appelle Dieu. (OR, p. 1036)
Le rang, la position, tous nos hasards, restreignent le
champ de vison du connaisseur d’hommes : mon esclave a pour m’observer des
facilités complètement différentes de celles que j’ai pour l’observer
lui-même ; elles sont aussi courtes que les miennes. (OR, p. 303)
Il y a là une dénonciation, aux accents
rousseauistes, de la corruption qui a marqué le passage de l’homme de « l’état
de nature » - sans classification ni différenciation – à « l’état de société »
marqué par ce que Marguerite Yourcenar appelle les « hasards » (le rang, la
position, les différences, les habitudes, les savoirs acquis, etc.) C’est d’ailleurs
pourquoi Alexis ramène constamment l’homosexualité à la nature et l’identifie à
l’innocence et à la candeur; lesquels sentiments lui permettent de vivre
l’épisode de sa première expérience sexuelle loin de toute idée de culpabilité
(OR, p. 31).
Les résultats
auxquels Andrea Hynynen est arrivée au terme de l’analyse de ce qu’elle appelle
« la pluralité et la fluidité antinormatives » confirment cette conception
ambiguë du sexe chez Marguerite Yourcenar; ce qui contribue d’ailleurs, selon
elle, à « présenter une autre image de cette grande dame remarquée pour sa
sagesse, son érudition et son classicisme »[20]. Si les différentes
transgressions que je viens d’analyser permettent en partie de réévaluer cette
image, elles révèlent aussi la complexité d’une écriture qui affectionne les
postures paratopiques, postures qui lui permettent également de construire une
nouvelle forme d’humanisme comme aboutissement logique d’une pensée qui rejette
les oppositions et les classifications.
III- Vers une nouvelle forme d’humanisme
Il faut au préalable s’entendre sur le sens
de la notion d’« humanisme » au regard de l’évolution de son traitement dans le
roman de Marguerite Yourcenar pour pouvoir voir dans quelle mesure elle
m’apparaît comme l’expression d’une vision du monde fortement inspirée de la
pensée du continuum. S’il est vrai que son sens classique renvoie à
l’exaltation de la dignité et des valeurs de l’homme qui donne libre cours à sa
nature, il coïncide alors plus à l’étape d’Alexis
ou le traité du vain combat, de Mémoires
d’Hadrien et, dans une certaine mesure, de L’Œuvre au noir (je pense dans ce dernier cas surtout à la
symbolique de « l’œuvre au blanc » même si Zénon n’est pas une figure humaniste
à part entière[21]).
En reprenant, pour préciser l’étape à laquelle coïncide Mémoires d’Hadrien, la célèbre phrase tirée d’un volume de la
correspondance de Flaubert, Marguerite
Yourcenar montre encore comment l’idéal humaniste classique reste une
préoccupation de son empereur Hadrien : « Les dieux n’étant plus, et le
christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique
où l’homme seul a été. » (OR, p. 519)
Cet homme-là qui considère la logique comme l’arme de la raison humaine – position
traditionnelle de l’humaniste selon Marguerite Yourcenar –, est celui qui devient
à la fois « constructeur », « ordonnateur » et « ordinateur » (EM, p. 543-544) :
Ces années furent celles où, cherchant dans le passé un
modèle resté imitable, j’imaginais comme encore possible l’existence d’un homme
capable de « stabiliser la terre », donc d’une intelligence humaine portée à
son plus haut point de lucidité et d’efficacité. (EM, p. 545)
Ce sens de l’humanisme, elle le réaffirme
dans son entretien avec Jean-Claude Texier mais avec un peu plus de nuance qui pose
les premiers linéaments d’une acception plus élargie dont on s’apercevra de la
dimension dans ses écrits postérieurs :
L’humanisme n’est qu’une discipline intellectuelle. Il
fournit à l’homme un point d’appui. Il ne s’agit pas de faire de l’homme une
idole. La valeur de l’humanisme est celle d’assumer pleinement la condition
humaine[22].
Mais avec
l’accumulation des « mauvais quarts d’heure de l’humanité » et l’augmentation
du mouvement entropique de l’histoire, cette forme d’humanisme qu’elle relève
aussi chez Roger Caillois se flétrit et se dégrade. Elle cède la place chez les
deux auteurs à ce qu’elle appelle, à propos d’un autre écrivain moderne, en
l’occurrence Thomas Mann, « l’humanisme qui passe par l’abîme » (EM, p. 544). Dans L’Œuvre au noir[23],
c’est l’abîme de Zénon qui symbolise cette « fêlure » qui commence réellement à
partir de la deuxième partie du roman. Ici la démarche de création
yourcenarienne organise et réussit le passage de « l’époque où l’homme a de la
peine à devenir dieu » (celle d’Hadrien) à celle où « l’homme a de la peine à
devenir homme [24]»
(époque de Zénon), selon la formule de Robert Kanters.
Cependant, en même temps que Marguerite
Yourcenar recherchait un parangon de vertu pour l’incarnation de son idéal
humaniste « traditionnel », elle « commençai[t] à fréquenter, avec une passion
qui n’a fait que grandir, le monde non humain ou pré-humain des bêtes des bois
et des eaux, de la mer non polluée et des forêts non encore jetées bas ou
défoliées par nous » (EM, p. 545). Dans l’hommage qu’elle rend à Roger Caillois, son prédécesseur
sous la Coupole, elle lui attribue la pratique de cette théorie de la
correspondance qu’elle appelle « l’étude des diagonales » :
De bonne heure, entré dans « les laboratoires interdits
», Caillois s’était appliqué à l’étude des diagonales qui relient entre elles
les espèces, des récurrences qui servent pour ainsi dire de matrice aux formes
(EM, p. 546).
On peut à
présent se rendre compte, après avoir épousé les contours variés d’une notion toujours variable, que si
cette « théorie des diagonales » m’intéresse fondamentalement comme nouvelle
forme d’humanisme, c’est qu’elle sous-tend la pensée du continuum comme forme
de transgression qui permet allègrement à Marguerite Yourcenar d’établir un
système de correspondance entre l’humain et le minéral, le végétal,
l’écologique et le cosmique pour soutenir l’idée que l’être ne s’arrête pas à
l’humain. C’est à mon avis le sens qu’il faut donner au rapport qu’elle suggère
entre « les fantasmes ou les désirs de l’abîme humain – celui de Zénon par
exemple – et « l’être situé au plus profond du gouffre animal » (EM, p. 546).
En assimilant, lors de son discours à
l’académie française, ce qui se passait dans l’esprit de son illustre
prédécesseur à l’équivalent de la révolution copernicienne, son hommage reflète
ainsi immanquablement des effets de spécularité digne d’une « mise en abyme
» : la révolution que Caillois emprunte à Copernic pour dire que « l’homme
n’est plus au centre de l’univers » est à l’image et à la mesure de celle que
l’académie française initie en déplaçant son centre (le sexe) quand on sait que
Marguerite Yourcenar est la première femme à y être admise. Puisque le centre
est partout maintenant eu égard à l’élargissement des horizons par cercles
concentriques – fondement de la pensée de Copernic –, le discours de Marguerite
Yourcenar est aussi à lire comme un décentrement qui réaffirme sa contestation
de l’opposition des deux sexes dans ce haut lieu de canonisation. Le nouvel
humanisme que ce discours théorise s’illustre très nettement à travers son
dernier personnage romanesque (Nathanaël) qui, après l’obscurcissement de Zénon
traduisant les limites de l’ambition d’Hadrien, incarne la non-violence, l’amour
protecteur envers les animaux et les arbres. Dans l’île où il est secouru, il
témoigne d’une mauvaise volonté de s’associer aux massacres que les
enfants-chasseurs de l’Indien exercent sur des bêtes en même temps qu’il
rechigne à se livrer à des péchés sylvestres :
La poudre étant rare, on tuait le plus souvent les grands
animaux des bois en creusant des fosses couvertes de branchages où la bête
agonisait les jambes parfois brisées par sa chute, ou empalée à des pieux
disposés au fond, jusqu’à ce qu’on vînt l’achever au couteau. Nathanaël se
chargea une fois de cet office, et le fit si mal qu’on ne le lui délégua plus. (OR, p. 957)
Il lui semblait aussi qu’il n’avait pas fait de mal,
fût-ce seulement une pierre jetée à un oiseau, ou mot cruel qui suppurerait
dans la mémoire de quelqu’un. (OR, p. 1035)
Le garçon chérissait de même les arbres ; il les
plaignait, si grands et si majestueux qu’ils fussent, d’être incapables de fuir
ou de se défendre, livrés à la hache du plus chétif bûcheron. Il n’avait personne
à qui confier ses sentiments-là, pas même Foy. (OR,
p. 958)
Bien plus, il noue même un « pacte » de
fidélité avec les animaux qui le contraint à l’obligation de réserve et au
ressentiment commun :
Bien que les ours fussent rares dans l’île, où ils ne s’aventuraient
guère qu’en hiver, soutenus par la glace, Nathanaël en vit un, en pleine
solitude, ramassant dans sa large patte toutes les framboises d’un buisson et
les portant à sa gueule avec un plaisir si délicat qu’il le ressentit comme
sien. […] Il ne parla à personne de cette rencontre, comme s’il y avait
eu entre l’animal et lui un pacte[25].
(OR, p. 957)
Il ne parla pas non plus du renardeau rencontré dans
une clairière, qui le regarda avec une curiosité quasi amicale, sans
bouger, les oreilles dressées comme celles d’un chien. Il garda le secret de
la partie du bois où il avait vu des couleuvres, de peur que le vieux
s’avisât de tuer ce qu’il appelait « cette varmine ». (OR, p. 958)
En se donnant ainsi à voir comme « une
parcelle et une réfraction du tout », il réalise, selon Agnès Fayet, la fusion
avec le cosmos déjà initiée par les personnages qui l’ont précédé :
Hadrien, Zénon et Nathanaël semblent parfois trois
incarnations d’une même entité humaine, vivant des expériences de nature à
progressivement conduire à l’idéal yourcenarien qui est Nathanaël, soucieux de
n’avoir qu’un impact minimum sur l’univers, libéré des ambitions et des biens
matériels jusqu’à la fusion avec le cosmos déjà initiée par Zénon sur la plage
de knokke[26].
Conclusion
Finalement, la déconstruction des notions
d’identité biologique, de continuité humaine et de toutes autres formes
d’opposition duelle comme la binarité sexuelle permet à Marguerite Yourcenar de
proposer une autre vision du monde. Celle-ci passe de l’humanisme dans le sens
gidien de « redécouverte de la plénitude vitale d’une existence authentique
suffoquée auparavant sous les rigueurs d’une éducation puritaine [27]» (aspiration par exemple
de son premier héros Alexis) à un « humanisme qui passe par l’abîme » pour
favoriser la théorie de correspondance des « diagonales » (quête assouvie pleinement
par son dernier personnage Nathanaël). Cela
apparaît nettement comme une forme de transgression au regard des lieux communs
qui sont requestionnés (stabilité de la notion d’identité, déterminisme
biologique, système binaire entre les sexes, etc.). Toutefois, il faut préciser
aussi que ces ruptures sont faites avec une « souplesse » qui, en garantissant
la « pluralité », privilégie la pensée du continuum qui à son tour rejette les
binarismes et les oppositions catégoriques. De ce point de vue, «
l’écrivain-passeur [28]» que représente Marguerite
Yourcenar est précisément celle-là qui, à l’aune de la modernité, s’accommode
de posture et non de position[29].
Pour citer l'article: Abdoulaye Diouf, « Contre la binarité : la pensée du continuum comme forme de transgression dans l’écriture de Marguerite Yourcenar », Bulletin n°31, décembre 2010, Clermont-Ferrand, SIEY, p. 125-143.
[1] Je fais allusion ici à l’analyse que j’ai faite, dans ma thèse de
doctorat à propos de « La voix narrative et ses effets dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar », sur la « modernité périphérique » (Bruno Blanckeman) de
l’écriture yourcenarienne.
[2] C’est l’auteur lui-même qui souligne.
[4] Je renvoie à sa thèse de doctorat publié aux Presses Universitaires
d’Abo sous le titre Pluralité et fluidité
antinormatives. Études des transgressions sexuelles dans l’œuvre de Marguerite
Yourcenar, 2010. Dans la deuxième partie de mon étude, je m’inscris surtout
dans son champ d’analyse qui part des théories actuelles sur la notion de «
genre » pour montrer comment Marguerite Yourcenar s’écarte encore du système
qui norme la sexualité.
[5] La notion de « paratopie » désigne, selon Dominique Maingueneau,
l’impossibilité de l’écrivain de s’assigner une place fixe. « Elle est ce qui
donne la possibilité d’accéder à un lieu et ce qui interdit toute appartenance
». Elle s’illustre bien dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar où les
personnages sont très souvent dans cette posture qui favorise la mobilité. Lire
Dominique MAINGUENEAU, Le Discours
littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p.
85-86.
[6] C’est moi qui souligne par les italiques.
[7] Paris, Librairie Générale de France, « Livre de poche », p. 115.
[8] C’est moi qui souligne ainsi dans la citation pour montrer comment
le personnage se présente comme un « passe-muraille » (Marcel Aymé) des
oppositions.
[9] Toutefois, il faut noter aussi qu’il y a, dans le chapitre
précédent Animula vagula blandula, de
fortes allusions à cette nature composite du personnage-empereur. L’énoncé
suivant en apporte la preuve : « Le paysage de mes jours semble se
composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés
pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales
d’instinct et de culture. » (OR, p. 304-305)
[10] Les Yeux ouverts. Entretiens
avec Matthieu Galey, Paris, Les Éditions du Centurion, 1980, p. 217.
[11] Ibid., p. 333.
[12] Ibid., p. 283
[13] C’est une notion proposée en 1993 par Michael Warner pour traduire
l’opposition binaire entre le sexe masculin et le sexe féminin comme principe
normatif. Elle est reprise par Andrea HYNYNEN, op.cit., p. 23-24.
[14] C’est le moment où un individu révèle publiquement son
homosexualité.
[15] Ce modèle qui inspire Mémoires
d’Hadrien oppose deux figures : un adulte qui domine (l’éraste) un adolescent (l’éromène) (voir OR, p. 405), mais cette structure asymétriquement hiérarchique et liée
à la position sociale a surtout une fonction pédagogique et initiatrice (voir OR, p. 423-424). À cela s’ajoute le
culte de la beauté du jeune homme (Antinoüs est qualifié de beau lévrier par
Hadrien, OR, p. 405). Dans les Carnets de notes de L’Œuvre au noir (OR, p. 868),
Marguerite évoque la pédérastie de Zénon qu’elle distingue bien nettement de
celle qui lie Antinoüs à Hadrien.
[16] Cf., Téofilo SANZ, « Féminiser le masculin ou renier la
féminité : l’éthique de la sollicitude dans Un homme obscur », Marguerite
Yourcenar. La femme, les femmes, une écriture-femme? Manuela LEDESMA PEDRAZ
et Rémy POIGNAULT éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2005, p. 377-385.
[17] C.f., Carminella BIONDI, « Le mythe de l’androgyne dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar et de Michel Tournier », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Simone
et Maurice DELCROIX éd., Tours, SIEY, 1995, p.39-48.
[18] Pluralité et fluidité
antinormatives, op.cit., p. 154.
[19] Elle est introduite dans son ouvrage Gender trouble (1990) traduit en français aux éd. La Découverte en
2005 sous le titre Trouble dans le genre.
Pour un féminisme de la subversion.
[20] Op.cit., p. 27.
[21] Il y a dans la première
partie de L’Œuvre au noir une
allusion forte à cette forme d’humanisme. Je pense notamment à la citation de
Pic de la Mirandole qui lui sert d’épigraphe pour traduire une Renaissance
prometteuse : « Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni
aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place et tes
dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. […] Je t’ai
placé au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler ce que contient
le monde. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que
de toi-même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile,
tu achèves ta propre forme. (OR, p. 559)
[22] Portrait d’une voix, textes
réunis, présentés et annotés par Maurice DELCROIX, Paris, Gallimard, « Les cahiers
de la NRF », 2002, p. 125.
[23] Ici également, l’épigraphe de Julien
de Médicis mise en exergue de la troisième partie est très suggestive : « Ce
n’est point vilenie, ni de vilenie procède, si tel, pour éviter un sort plus
cruel, hait sa propre vie, recherchant la mort… Mieux vaut mourir, pour l’être
au cœur noble, que supporter l’inévitable mal qui lui fait perdre et vertu et
style. Qu’ils sont nombreux, ceux dont la mort a guéri l’angoisse ! Mais
beaucoup vilipendent ce recours à la mort, ignorant encor qu’il est doux de
mourir. (OR, p. 781)
[24] Figaro littéraire, n°1154,
juin 1968, p. 19.
[25] C’est moi qui souligne dans l’énoncé du locuteur-narrateur.
[26] « Marguerite Yourcenar et
la non-violence : un combat littéraire d’avant-garde », Les Diagonales du temps. Marguerite
Yourcenar à Cerisy, actes du colloque de Cerisy sous la direction de Bruno
BLANCKEMAN, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 93.
[27] Laura BRIGNOLI, « L’humanisme au XXe siècle : Gide,
Camus, Yourcenar », L’universalité dans
l’œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international de
Tenerife, María José VÁZQUEZ DE PARGA et Rémy POIGNAULT éd., Tours, SIEY, 1995,
vol. 2, p. 13.
[28]L’expression est de Bruno BLANCKEMAN dans la préface de Les Diagonales du temps, ibid.
[29] Dans ce contexte, le terme « posture » renvoie à une attitude
particulière prête à s’infléchir pour adopter une autre (idée de continuum)
alors que celui de « position » réfère à la fixité et à l’immobilisme (qui
génère souvent les oppositions et les préjugés récusés par Marguerite Yourcenar).
Écriture de soi et « schèmes
collectifs figés » dans Mémoires
d’Hadrien de Marguerite Yourcenar
Abdoulaye DIOUF
(Université Paris 13)
L’écriture de
soi, en tant que genre du discours qui explore l’intériorité d’une
individualité, contraste, dans sa finalité, avec la notion de «schèmes collectifs
figés» (Amossy 1991 : 10) qui procède d’une construction sur l’identité d’un
groupe. Il y a donc, a priori, une
sorte de tiraillement (inconciliable ?) entre le pôle irénique[1] (de
l’accord de soi à soi) et le pôle agonal (de l’ancrage dans le collectif).
En partant des commentaires génériques de Marguerite Yourcenar dans lesquels
elle dénonce fréquemment « les
idées reçues », il s’agit de voir dans cette étude, comment ces dernières,
présentées comme « obstacle épistémologique » (Bachelard 1938 :14-19)
pour la connaissance de soi, sont de la même manière déconstruites dans Mémoires d’Hadrien par le
narrateur-empereur parce que non compatibles avec son idéal de paix et les exigences
de vérité de son discours. Ce qui semble se conformer à la loi de toute écriture
autobiographique fondée, comme le note Ruth Amossy, sur la mise en question de
la vision stéréotypée que l’autre se fait de moi, car « celui qui
entreprend de se dire doit toujours se confronter à la façon dont les autres
conçoivent son moi ».
(1991 : 145) Mais l’infléchissement
de la dynamique autoréférentielle d’Hadrien, malgré la rigueur qu’il s’est
imposée dès le début de sa lettre, m’invitera, dans la seconde partie de mon étude,
à dépasser la tension et les rapports d’exclusion originelle dans lesquels
« écriture de soi » et « schèmes collectifs figés » sont
confinés pour les envisager dans un rapport d’inévitabilité au nom d’une
contrainte philosophique et du choix épistémologique caractéristiques de
l’écriture yourcenarienne dans Mémoires
d’Hadrien.
La problématique de mon étude s’inscrit dans le sillage des rapports
entre subjectivité et vérité : comment peut-on se connaître
soi-même ? A-t-on besoin pour cela d’un dehors préfabriqué, ou peut-on
compter sur une logique intérieure immanente qui érige un mur de clôture ?
Aussi, permet-t-elle de voir la présence chez Marguerite Yourcenar de la notion
complexe de l’identité qui, depuis le précepte delphique du gnôti seauton[2] jusqu’à
l’autobiographie moderne en passant par le « connais-toi toi-même »
de Socrate et la psychanalyse freudienne, reste une préoccupation
philosophico-littéraire.
Pour décrire les
schèmes figés, je m’intéresserai principalement au stéréotype, avec ses deux
variantes définies par l’école praxématique de Montpellier (l’ « ethnotype »
Lafont 1971 et le « sociotype » Bres 1991), et au mythe comme savoirs
partagés.
Dans un entretien avec Bernard Pivot, Yourcenar dit n’avoir jamais
employé le mot d’homosexualité dans le cas d’Alexis (le héros de son premier
roman) au nom d’un refus de la catégorisation : « Non, non,
jamais ; parce que je n’aime pas les étiquettes ». (2002 : 235) Mais
la récusation du « déjà-dit » est plus explicite dans ce qu’elle confie
à Josiane Savigneau :
Ce refus
de vieillir est une autre manière de ne pas aimer la vie. D’ailleurs, cette
différenciation purement idéologique entre les âges, les sexes, les races, les
états sociaux, n’a pas de sens. Les classifications par groupe sont toutes
fausses. (2002 : 322)
Sur le terrain de son penchant
féministe où elle est le plus attendue, elle renchérit :
Je ne suis
pas féministe justement parce que je n’aime pas les –istes. Ensuite, parce que
je trouve qu’il y a des femmes, mais je ne suis pas sûre qu’il y ait la femme.
Il y a des tas de femmes, et dont chacune est plus ou moins différente. Et
parce que le féminisme moderne – je suppose qu’il y a eu du féminisme sous une
forme ou sous une autre dans tous les temps – mais que le féminisme moderne a
une espèce d’agressivité contre l’homme, qui me déplaît. On a déjà assez de
ghettos, au nom du ciel, et on a déjà assez de pays qui se menacent ou secouent
le poing l’un contre l’autre à travers les frontières. Alors établir encore des
groupes antagonistes, ça m’ennuie.
(2002 : 338)
Il y a donc chez
Marguerite Yourcenar une aversion à
l’endroit des standardisations simplistes de l’esprit ; qu’il s’agisse des
« ethnotypes » ou des « sociotypes ». En ce qu’ils tombent
dans l’axiologique, ils deviennent ces identités « meurtrières » et
« ambiguës » dont parlent respectivement Amin Maalouf (2001) et
Etienne Balibar & Immanuel Wallerstein (1997).
Conscient des dangers que représentent les attributions collectives et
les constructions imaginaires Hadrien prévient son allocutaire Marc Aurèle
contre toute tentative d’invraisemblance et dit lui offrir un récit dépourvu de
stéréotypes :
Je t’offre
ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes
abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à
quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits
pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître
avant de mourir. (Yourcenar
1982 : 302)
Pour réussir
l’entreprise de connaissance de soi, semble nous dire l’empereur-narrateur, il
faut se détourner du « préconstruit », du « déjà-dit » pour
se confiner dans la clôture de son intériorité, parce que les représentations
figées constituent un « mécanisme paresseux » (Eco 1990 : 66-67)
qui fait obstacle à la libre démarche de la pensée et heurtent les principes
d’authenticité et de logique intérieure. En plus, en tant qu’images figées,
elles éprouvent du mal à rendre compte de son moi changeant et immobile.
Rappelons qu’Hadrien définit son être comme « varius »,
« multiplex » et « multiformis ». A la place, il leur
préfère les matériaux de l’écriture de soi dont l’introspection, la tradition
de la confession et l’examen de conscience qui visent directement à
l’expression du moi dans sa vérité.
Montant la garde au pied de son exigence d’autoréférentialité, l’empereur
traque et débusque, jusque dans les trois moyens d’évaluer l’existence humaine
dont il dispose (l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais
aussi la plus féconde ; l’observation des hommes ; et les livres), la
faille qui pourrait laisser place aux stéréotypes. Voilà comment il les
discrédite par la suite :
L’observation
directe des hommes est une méthode moins complète encore, bornée le plus souvent
aux constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine. Le rang,
la position, tous nos hasards, restreignent le champ de vision du connaisseur
d’hommes ». (Yourcenar
1982 : 303)
C’est pourquoi,
sur le chemin de la vérité de soi, il ne
s’embarrasse pas trop des désignations honorifiques qui tendent à faire de lui
un thaumaturge voire un dieu : « Dacique », « Parthique »,
« Germanique », « Père de la patrie », etc. S’il les
rejette, c’est parce que le mythe, non comme récit des origines, mais comme
« image simplifiée souvent illusoire que des groupes humains élaborent ou
acceptent au sujet d’un individu et d’un fait et qui joue un rôle déterminant
dans leur comportement et leur appréciation » (Le Robert), s’apparente aux
stéréotypes[3]. Ruth Amossy le confirme
en affirmant que « l’élaboration du mythe passe par le stade de la
réduction stéréotypique et de la diffusion massive ». (1991 : 100) Tous
ces « hasards » dont parle Hadrien trouvent leur écho dans
l’évocation du problème de la succession impériale qui lui permet d’invalider l’origine
et l’appartenance comme critères de choix pertinents pour assurer la continuité
humaine. En s’offrant ici comme contre-exemple - un Espagnol qui hérite du pouvoir
d’empereur romain - il démasque une vieille tradition stéréotypique dont
la croyance l’aurait éloigné de son paysage d’enfance sur lequel il compte
aussi pour se connaître:
La fiction
officielle veut qu’un empereur romain naisse à Rome, mais c’est à Italica que
je suis né […]. (Yourcenar
1982 : 310)
Ce n’est
point par le sang que s’établit d’ailleurs la véritable continuité
humaine : César est l’héritier direct d’Alexandre, et non le frêle enfant
né dans une citadelle d’Asie ; et
Épaminondas mourant sans postériorité se vantait à bon droit d’avoir pour
filles ses victoires. La plupart des hommes qui comptent dans l’histoire ont
des rejetons médiocres, ou pires que tels. (Yourcenar 1982 : 483)
En refusant de tirer profit de l’ethos
prédiscursif (Maingueneau 1999 : 78) que lui confère sa posture institutionnelle
d’empereur, Hadrien fait de l’ethos
un phénomène discursif qui procède d’une construction langagière (perspective
d’Aristote reprise par la pragmatique moderne), destinée à déconstruire les
stéréotypes qui occultent l’entreprise de quête de soi qui elle, passe en
retour par le récit anecdotique des péripéties de sa vie. L’image qu’il
construit de lui à travers son récit ne peut donc pas être une donnée préexistante à son
texte mais s’y élabore ; le contraire l’aurait versé dans des
représentations de seconde main. Ce qui se donne à voir, dans l’organisation
narrative et rhétorique de sa lettre, sous la forme d’une présentation vaillante
de son parcours militaire qui opère sur le choix des événements racontés et sur
leur contexture à partir de la deuxième section intitulée « Varius
multiplex multiformis ». Une lecture en palimpseste soucieuse de faire
apparaître les couches de sens permet ici, par le pouvoir de suggestion de l’anachronie
proleptique, de s’apercevoir de la manière dont son discours configure des ethè positifs (images par exemple d’un
empereur méritant) en défigurant les représentations qui cherchent à laisser
voir le prototype du soldat qui joue sur les coteries partisanes pour accéder
au pouvoir. L’épisode où il glose sur les
circonstances nébuleuses qui ont entouré son adoption par Trajan en fournit la
preuve quelques pages plus loin :
Le dernier
des badauds, à Rome, a son opinion sur ces épisodes de ma vie, mais je suis à
leur sujet le moins renseigné des hommes. Mes ennemis ont accusé Plotine
d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les
quelques mots qui me léguaient le pouvoir. Des calomniateurs plus grossiers
encore ont décrit un lit à courtines, la lueur incertaine d’une lampe, le
médecin Criton dictant les dernières volontés de Trajan d’une voix qui contrefaisait celle du
mort. […] Il y a dans ces images de violence et d’intrigue je ne sais quoi qui
frappe l’imagination populaire, et même la mienne. (Yourcenar 1982 : 357)
En s’enfermant
dans les limites étroites de son intériorité, le narrateur-empereur court le
risque d’un investissement subjectif poussé. Mais c’est pour échapper à cette
tentation qui guette tout discours de présentation de soi qu’il se dédouble en
« je » narrant pour apporter la contradiction à son « je »
narré. Preuve s’il en faut que la recherche de la vérité intérieure, si elle
nécessite la confrontation des versions dans un souci d’objectivité, trouve son
expression dans ces formes doubles de son moi. Dans ces séquences, le dialogue
de l’empereur-narrateur avec son âme et avec le divin (les oracles, les mages, Jupiter
Ammon, Castalie, Zeus Dolichène, etc.) lui permet d’accéder à une posture
olympienne qui mène à la vérité de soi. Cette conception platonicienne du
« souci de soi », en même temps qu’elle exige rigueur et élévation,
laisse mal la place aux stéréotypes qui relèvent de la subjectivité.
Dans Mémoires d’Hadrien, les représentations collectives ne font pas
seulement obstacle à la connaissance de soi; ils minent également l’idéal
de paix (Tellus stabilita) au niveau
des frontières qui est aussi, par fiction métonymique, paix intérieure de
l’empereur. Ce qui explique, dans une perspective de déconstruction, le
retravail qu’il fait du mythe paradigmatique de la résistance héroïque des
juifs contre l’envahisseur :
J’essayai
de démontrer aux Grecs qu’ils n’étaient pas toujours les plus sages, aux Juifs
qu’ils n’étaient nullement les plus purs. Les chansons satiriques dont ces
Hellènes de basse espèce harcelaient leurs adversaires n’étaient guère moins
bêtes que les grotesques imprécations des juiveries. Ces races qui vivaient
porte à porte depuis des siècles n’avaient jamais eu la curiosité de se
connaître, ni la décence de s’accepter. […]
L’ordre
aux frontières n’était rien si je ne persuadais pas ce fripier juif et ce
charcutier grec de vivre tranquillement côte à côte. (Yourcenar 1982 : 360)
Pour Hadrien, il faut se garder de catégoriser le réel pour rendre compte
de son intelligibilité. La tentation verse dans la singularité qui, en
hypertrophiant certaines valeurs au détriment d’autres, crée immanquablement et
dans le même mouvement des stéréotypes. Il y a lieu de préciser ici que chez
Marguerite Yourcenar, la définition de l’identité du moi, à laquelle s’emploie
son narrateur dans une lettre-méditation, n’est pas une quête identitaire
essentialiste. En lieu et place de la recherche de l’appartenance fondamentale
d’Hadrien qu’il brandit ensuite en face de celle des autres, elle s’apparente
plus à ce « déni de toute substantification identitaire » dont parle
Bruno Blanckeman à propos des réticences de l’écriture de soi quignardienne. (2001 :
90) C’est une quête apaisée et réfléchie du moi qui ressortit du graphique de
sa vie par le biais de l’anamnèse à
travers laquelle il donne audience à ses souvenirs. Une telle conception de
l’identité explicite davantage sa distance vis-à-vis des stéréotypes et permet
en même temps de rendre compte à la fois de l’ambiguïté et de la complexité de
la notion qui suscite méfiance et circonspection chez Amin Maalouf :
Une vie
d’écriture m’a appris à me méfier des mots. Ceux qui paraissent les plus
limpides sont souvent les plus traîtres. L’un de ces faux amis est justement
« identité ». (2001 : 15)
A cette étape de
notre étude, on s’est aperçu que les représentations collectives figées
n’intègrent pas les catégories épistémologiques de Yourcenar-auteur et s’accommodent
mal de l’univers clos de la quête de soi de son personnage-narrateur. Pour
l’une comme pour l’autre, elles relèvent de « la fable » et de
« la fiction » et constituent des pierres d’achoppement pour la
vérité de soi.
Mais une relecture de certaines séquences de Mémoires d’Hadrien m’a invité à la reconsidération des rapports
entre « écriture de soi » et « schèmes collectifs figés ».
Ce qui passait sous les semblances d’une opposition irréductible ne conclut
plus à l’impossible échange. Hadrien succombe à la tentation d’un sentiment de
bonheur dont l’acmé coïncide avec l’étape de Tellus stabilita et de Sæculum
aureum (siècle de l’or). C’est
son « œuvre au rouge », où il s’abandonne complaisamment à la
contemplation de son « œuvre ».
Ici, il pense avoir atteint la dernière étape de la quête alchimique et verse
dans la palinodie en se déifiant et en acceptant les titres qu’il refusait :
Et c’est
vers cette époque que je commençai à me sentir dieu. […] Si Jupiter est le
cerveau du monde, l’homme chargé d’organiser et de modérer les affaires
humaines peut raisonnablement se considérer comme une part de ce cerveau qui
préside à tout. (Yourcenar 1982 : 399)
Je ne
refusai plus le titre de Père de la
Patrie, qu’on m’avait proposé à l’époque de mon avènement.
(Yourcenar 1982 : 414)
Ce fut là
[lors de la dédicace de l’Olympéion à Athènes] que là Grèce me décerna ces
appellations divines où je voyais à la fois une source de prestige et le but le
plus secret des travaux de la vie : Évergète, Olympien, Épiphane, Maître
de tout. Et le plus beau, le plus difficile à mériter de tous ces titres :
Ionien, Philhellène. (Yourcenar 1982 : 422)
Le mythe m’intéresse
ici en ce qu’il passe d’abord par l’étape du stéréotypage qui lui assure un ancrage dans le
collectif et les croyances populaires. Même s’il ne revêt pas les connotations
péjoratives du stéréotype - ce qui les distingue en partie - il permet de voir
comment l’écriture de soi échappe de la clôture structuraliste de l’individuel
pour se fier au collectif et au groupal. Le passage important qui s’opère, à
cette étape, dans l’écriture de soi du personnage-narrateur yourcenarien
s’explique, au moins en partie, par le statut d’homme public de l’empereur qui
fait que son histoire ne lui appartient pas seul. Et si réfractaire soit-il au
point de vue extérieur, il se résout en fin de compte à l’accepter parce qu’il le
juge par ailleurs formateur, induisant ainsi, dans le même sens, que la
connaissance de soi passe par la vision figée que l’autre se fait de moi-même.
La notion de
« cadres sociaux de l’argumentation » de Perelman (1959 :
123-135) chez qui la doxa et les
savoirs partagés du public doivent être pris en compte par l’orateur qui veut
faire adhérer à ses thèses, s’applique donc bien dans le cas d’Hadrien. Elle est
la preuve de l’inévitabilité des schèmes figés pour un homme public qui
entreprend de s’écrire. Même si le choix épistémologique de Yourcenar sur l’écriture
de soi d’un homme aussi célèbre qu’un empereur romain obligeait déjà à la
porosité face à certaines représentations collectives, il faut dire aussi, et au-delà,
qu’il est difficile voire impossible de penser le réel ou de penser à soi en
dehors d’un rapport au groupe. C’est sans doute la raison pour laquelle Amossy
décrète l’inévitabilité des stéréotypes ; et toute tentative littérale d’y
échapper devient finalement, en termes althussériens, la marque d’un
« effet idéologique élémentaire [4]»,
c’est-à-dire l’affirmation implicite d’une forme d’assujettissement :
Il n’est
pas de représentation ou de conceptualisation qui ne relève, d’une façon ou
d’une autre, de la schématisation et des modes de découpage accrédités. Tout ce
qui est pensé en termes de catégorie globale, tout ce qui est imaginé dans sa
généralité, semble alors glisser par un mouvement irrésistible vers la stéréotypie.
(1991 : 77)
Hadrien touche
au « paradoxe de l’autoréférentialité » que May Chehab appelle
« l’antinomie scientifique et conceptuelle majeure de la modernité»
(2004 : 87), qui montre l’impossibilité pour un système de se décrire
soi-même. C’est le « leurre sur le plan de la connaissance » et l’
« erreur sur le plan de l’art » de l’autobiographie dont parle Philippe
Lejeune. (2005 : 37) Cela touche, en analyse du discours, à l’interdiscursivité
telle qu’elle est retravaillée par Dominique Maingueneau chez qui
« l’interdiscours prime sur le discours ». (1995 : 11) Pour le
dire autrement, l’identité d’un discours (y compris celui sur soi) ne se saisit
que dans l’altérité interdiscursive (y compris les représentations collectives
figées) qui tient à ces savoirs et croyances partagés dont parle Marie-Anne
Paveau (2006 : 14) et sur lesquels s’appuie le discours.
En tout cas
Marguerite Yourcenar-auteur est bien consciente de cette difficulté à
s’atteindre par identification lorsqu’elle affirme:
Ma propre
existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors,
péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres,
aux souvenirs d’autrui pour fixer ces flottantes mémoires. (1982 : 527)
Après ce passage par les représentations collectives, la dynamique
intérieure de l’écriture se remet sur l’établi de nature à décrire une
structure en écho faite pour se refermer entièrement sur elle-même. Deux
événements malheureux constituent le point de départ : la mort du favori d’Hadrien,
Antinoüs et les vicissitudes de la vie qui guettent l’empereur au sortir de son
siècle d’or (notamment l’hydropisie du cœur et sa propre mort). Toutes les
désignations mythiques s’écroulent et deviennent des oripeaux dont il faut
se débarrasser. S’il y a un lustre qui leur reste, c’est peut-être la seule
grandeur de façade contenue dans les majuscules suivantes :
Tout croulait ;
tout parut s’éteindre. Le Zeus Olympien,
le Maître de tout, le Sauveur du monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un
homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque. (Yourcenar
1982 : 440)
La fatalité de la mort rappelle Hadrien à l’ordre
et le sensibilise sur les dangers d’une mythification à outrance, donc sur le
risque des représentations figées. Mais par là, Yourcenar semble nous montrer,
comme par ailleurs le philosophe des sciences Karl Popper, que la controverse
fait partie du « mouvement » de la vérité (de soi) et qu’en fin de
compte, si son narrateur-empereur s’ouvre aux schèmes collectifs, c’est pour
obvier à la transformation de ses vérités intérieures en certitude dogmatique.
Pour citer l'article: Abdoulaye DIOUF, « Écriture
de soi et schèmes collectifs figés dans Mémoires
d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ». Actes du colloque sur
« Éthnotypes et sociotypes : normes, discours, cultures », dans Le Discours et la langue, Bruxelles,
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Gallimard, collection NRF.
[1] Les
termes « irénique » et « agonal » sont à comprendre ici
métaphoriquement comme désignant respectivement l’accord que celui qui s’écrit
cherche à entretenir avec lui-même, et l’ancrage, l’ouverture dans le collectif
et le groupal dont participent les schèmes figés.
[2] Michel Foucault, dans
L’Herméneutique du sujet, rappelle que le précepte, qui voulait dire « souci de soi » dans la tradition
grecque, est apparu dans la pensée philosophique par l’intermédiaire de Socrate
sous la désignation de « connais-toi toi-même » qui en devient son
application pratique. Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 6-7.
[3] Il y a cependant une répartition
des usages entre les deux notions sur laquelle je reviendrai dans la dernière
partie de mon propos.
[4] Althusser, dans son
article « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », parle
d’ « effet idéologique élémentaire » pour désigner comment le
propre de l’idéologie consiste à imposer des évidences dont le déni constitue
l’acte même de reconnaissance de son aliénation. Voir à ce propos La pensée. Revue du rationalisme moderne, n°151,
juin 1970, p. 30.
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